À propos de Bowie

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David Bowie est mort. Ou pas.

Je sais bien que ça relève du cliché, mais j’aime penser que David Bowie — pardon, David Robert Jones, né le 8 janvier 1947 à Brixton, Royaume-Uni — a organisé son immortalité de toutes pièces le soir du 3 juillet 1973 sur la scène du Hammersmith Odeon, à Londres, en signant l’arrêt de mort de son premier avatar, Ziggy Stardust. À compter de ce moment, aucun album ne serait plus écrit et joué par lui-même mais par un personnage, chaque fois différent, qui servirait de point de fuite à l’élaboration de l’œuvre : c’est à ce prix, qui est celui d’une danse quasi-névrotique avec la schizophrénie, que le musicien David Bowie pourra couvrir l’incroyable terrain musical qu’il occupera, défrichera, inventera tout au long de sa carrière ; c’est à ce prix aussi que le chanteur développera cette voix si protéiforme et en même temps unique, quelque part entre le ténor et le baryton, ou peut-être les deux à la fois, sautant de l’un à l’autre en plein refrain. À ce titre, même la fameuse trilogie berlinoise (Low, Heroes, Lodger) est l’œuvre d’un personnage — un personnage appelé David Bowie, oui, mais un personnage toujours.

D’ailleurs, si la trilogie berlinoise a révélé sans ambiguïté possible que David Bowie avait quitté le cadre étriqué du rock ou de la pop, l’opération était en réalité réalisée dès le premier assassinat symbolique (ou était-ce un suicide ?) de 1973. En abandonnant Ziggy Stardust (et au passage un groupe, et une identité musicale, et une adulation proche de l’hystérie) comme on change de costume, Bowie devenait ce qu’il a toujours été depuis : un artiste conceptuel. Pour autant, ce n’est pas la simple succession de ses personnages qui fait de lui beaucoup plus qu’un musicien ou un chanteur ; ce n’est pas non plus, à vrai dire, l’étendue proprement phénoménale de son talent, ou plutôt de ses talents. C’est son ambition.

Son ambition se retrouve d’abord, et ça paraît normal, dans sa musique : aucun album de David Bowie n’est mauvais. Des premiers Space Oddity et The Man Who Sold the World aux expérimentations des années quatre-vingt-dix, avec Tin Machine ou en solo (1. Outside, Earthling, Hours…), en passant par les acclamés Young Americans ou Scary Monsters, tous témoignent de l’originalité de David Bowie, aussi bien dans les textes, pas toujours accessibles aux fans français mais pourtant si complexes, érudits et intelligents, que dans la composition, toujours à des années-lumière du reste de la scène musicale, quitte à moins séduire la masse. Aucun ne peut-être qualifié de “facile”, parce que Bowie n’a fait jamais dans la facilité. Chaque album de Bowie, même ceux que les faux-culs et les snobs adorent salir, porte en lui quelque chose de brillant, d’unique et de profond. Quelque chose de lui.

Bien sûr, ceux-là se plairont toujours à écrire — en français souvent, hélas — que la décennie de Bowie, c’était les années soixante-dix, un point c’est tout. Que de toute façon, Hunky Dory ou Diamond Dogs est de loin le meilleur ; que Let’s Dance fut une forfaiture commerciale ; Tin Machine un échec retentissant ; Heathen, Reality ou The Next Day tout juste passables ; etc., etc. Les mêmes vous assureront que Dylan n’a rien fait depuis Blood on the Tracks, ni Lou Reed après Coney Island Baby ou Paul McCartney après Band on the Run, et c’est bien leur droit — mais ils devraient réaliser que si quelqu’un s’accroche au succès passé de ces artistes, c’est eux et personne d’autre. Quand on respecte un créateur, on respecte toute son œuvre. On peut la critiquer bien sûr, discuter de telle ou telle période — mais barrer d’un trait vingt ou trente ans de création au prétexte qu’on préférait je ne sais quel “âge d’or” musical, c’est ne rien comprendre à l’art lui-même. Tant pis pour eux.

Cette ambition est aussi, comme chez tous les vrais génies, un défi lancé à lui-même. Si l’exposition David Bowie Is a confirmé une intuition en particulier, c’est que cet homme-là est un artiste insatiable, compulsif, stakhanoviste. On s’en doutait, certes : quelqu’un capable en moins d’un an de sortir deux albums cultes sous son propre nom (The Rise and Fall of Ziggy Stardust and the Spiders from Mars et Aladdin Sane) et de relancer les carrières respectives de Lou Reed (Transformer), Mott the Hoople (All the Young Dudes) et Iggy Pop (Raw Power, avec les Stooges) est forcément un gros, gros bosseur. Mais tout de même : Bowie travaille tout le temps, il ne cesse jamais d’écrire, de créer. Il prend des notes à propos de la pochette de son prochain album ; il rédige des observations sur le costume du personnage qu’il jouera dans son prochain film ; il confectionne le modèle en trois dimensions d’une rue imaginaire qu’il citera dans une de ses prochaines chansons… Même paranoïaque et défoncé au dernier degré, il signe une odyssée sonore et symbolique épique avec l’album Station to Station. Œuvre majeure dont il prétendra, coquetterie ultime, ne même pas se souvenir l’avoir enregistrée…

L’ambition de David Bowie, enfin, c’est d’être un artiste total : sa patte, cette expression unique, se retrouve dans tous les domaines où il a appliqué son art. Qu’il s’essaie au cinéma, en interprétant Thomas Jerome Newton, L’homme qui venait d’ailleurs, et non seulement il le fait à la perfection, toujours avec cette intelligence et cette profondeur qui lui sont propres, mais en plus le film lui-même devient non plus un film avec David Bowie mais un film de David Bowie. Idem au théâtre avec The Elephant Man : son jeu est à la fois si fin, si proche du personnage imaginé par Bernard Pomerance mais en même temps si bowiesien qu’on ne devrait pas parler d’interprétation mais d’annexion. Et même lorsqu’il joue Andy Warhol dans le film Basquiat, ce n’est plus Bowie qui joue Warhol mais Warhol est avalé, à titre posthume, par Bowie (quelle revanche !).

En musique aussi : de Jacques Brel et du Velvet Underground au début de sa carrière (voir Amsterdam et La Mort, I’m Waiting For The Man et White Light / White Heat) jusqu’aux Pixies et aux Modern Lovers sur le tard (Cactus, Pablo Picasso), en passant par Brecht et Prokofiev au firmament du succès (Alabama Song, Peter and the Wolf), tout au long de sa carrière David Bowie a marqué son territoire. On ne saurait dire comment il fait, mais c’est comme ça : Bowie ne reprend pas, il dévore.

D’ailleurs, voir un concert de Bowie, c’est prendre une claque. J’ai eu cette chance en 2004 et je m’en souviens comme si c’était hier. On a beau connaître le répertoire par cœur, on a beau en avoir vu dix, vingt, cent versions live en vidéo, on est soufflé par la puissance dégagée par cet homme de 1 m 78 pour… quoi, soixante-cinq kilos ? J’ai vu d’autres légendes du rock en live : U2 dans un concert soi-disant secret, Lou Reed dans une boîte de nuit, Bob Dylan dans une salle, Paul McCartney dans un stade… Des expériences extraordinaires, mais incomparables à celle du magnétisme de David Bowie. En concert, Bono traite le public comme un vieux pote ; Lou Reed comme de la merde ; Bob Dylan comme s’il n’était pas là ; et Paul McCartney comme… un public. Mais avec David Bowie vous êtes ailleurs : pendant deux heures, vous lui appartenez. L’effet s’estompe dans les heures qui suivent la performance, mais on s’en souvient longtemps après de cette véritable agression.

Voilà la nature de son ambition : agresser. David Bowie est un artiste qui agresse. Bien sûr, il agresse avec talent, avec finesse, avec une attention au détail et aux symboles quasi-psychotique. Mais il agresse quand même. À chaque fois ou presque que quelqu’un raconte son premier contact avec l’œuvre de Bowie, c’est d’un choc dont il est question. La découverte est violente, elle tend à l’éblouissement. D’abord parce que Bowie maîtrise les progressions musicales au point de les pervertir pour en faire absolument ce qu’il veut, comme dans Life On Mars? ou Starman, où la surprise provient d’un plongeon mélodique vertigineux au moment du refrain ; ensuite parce qu’on sent immédiatement, dès la première écoute, qu’on ne vient pas de rencontrer simplement une nouvelle voix, un nouveau chanteur, mais un paradigme tout entier. Ce qu’on découvre quand on découvre Bowie, c’est toute une zone de soi et du monde dont on ne sait pas depuis combien de temps elle était là, plongée dans l’obscurité, mais qui d’un coup apparaît comme plus vaste encore que tout ce qu’on avait connu auparavant. Encore une fois, comment il fait ça, est-ce qu’il le fait consciemment ou est-ce que c’est un effet de manche, je n’en sais strictement rien. Mais ça marche, et une fois qu’on l’a rencontré on ne s’en passe plus.

Ça marche tellement bien que si “David Bowie est mort” est une phrase si bizarre à écrire, c’est peut-être parce qu’elle est fausse ; le coup de théâtre était annoncé deux jours à l’avance avec Blackstar, ultime et sidérante effusion de jazz et de poésie mélodique : ce n’est pas David Bowie qui est mort hier soir, c’est David Robert Jones.

David Bowie est immortel.

 
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