Apple contre la Commission européenne : les faits, le droit, les enjeux  

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Il y a un peu plus de deux semaines, la Commission européenne faisait une entrée fracassante dans le monde feutré de l’optimisation fiscale en condamnant Apple, une entreprise américaine, à reverser à l’Irlande, un État-membre de l’Union européenne, 13 milliards d’euros en arriérés d’impôt sur les sociétés. Un record.

Dès l’information publiée, les pourfendeurs du capitalisme financier ont applaudi une initiative courageuse sur la voie de l’harmonisation fiscale. Quant aux chantres du libéralisme, ils ont immédiatement pesté contre une décision dangereusement anti-économique…

Pourquoi se soucier des faits et du droit quand on peut s’étriper sur des analyses superficielles ? Parce que c’est plus sérieux et intéressant. Tentative de clarification de l’affaire, en cinq questions.

1. Que s’est-il passé exactement ? #

Le siège européen d’Apple Inc., dont la maison-mère est basée en Californie, est installé depuis 1980 en Irlande, où l’entreprise centralise ses opérations sur le continent (avec plus de 6 000 salariés, tout de même).

Au pays des elfes et des farfadets, Apple bénéficie d’une fiscalité très avantageuse, qui offre aux entreprises un taux nominal d’impôt sur les sociétés de 12,5%, pouvant être ramené à 6,25% pour les revenus issus de la propriété intellectuelle. Et encore, on parle ici de taux nominal : avec un peu d’ingénierie juridique, le taux effectif passera souvent sous la barre des 3%. Les entreprises étrangères, et pas seulement les plus grandes, sont ravies.

Que gagne l’État irlandais à percevoir si peu d’impôts ? Deux choses. D’abord, il gagne sur le nombre : les trois quarts des cinquante plus grandes entreprises du secteur technologique paient des impôts en Irlande. Ensuite, il gagne de l’activité et des emplois : en trente ans, le taux de chômage a chuté de 17 à 8%, avec un niveau le plus bas (avant la crise de 2008) à 3,70%. Les entreprises économisent des sous, l’État en gagne, les gens trouvent du travail : tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes.

C’est sans compter sur la communauté internationale. Ces dernières années, de la crise des dettes souveraines aux LuxLeaks, le débat public s’est focalisé sur la fiscalité des géants de l’Internet. L’affaire est devenue un sujet récurrent dans les réunions de travail du G-20, de l’OCDE et des instances européennes, et bien sûr dans les discours politiques de tous bords.

Tant et si bien que mardi 30 août 2016, la Commission européenne a condamné Apple à reverser 13 milliards d’euros à l’Irlande. Somme qui correspond selon elle au manque à gagner fiscal enregistré par l’Irlande entre 2003 et 2014 en application des accords passés entre l’État et l’entreprise, dont le taux d’imposition effectif sur ses opérations européennes serait compris entre 0 et 1 pour-cent…

2. Comment Apple fait-il pour payer si peu d’impôts ? #

C’est un sujet que mon ami Alexandre Delaigue a traité avec talent.

Pour les besoins de cet exposé, on rappellera tout d’abord qu’Apple est une entreprise américaine, et que si le fisc américain taxe ses ressortissants sur leurs bénéfices où qu’ils soient réalisés dans le monde, les impôts sur les revenus provenant de l’étranger ne sont dus qu’à partir du moment où les bénéfices sont rapatriés aux États-Unis. Le taux d’imposition nominal de l’impôt sur les sociétés tournant autour de 35%, on comprend pourquoi Apple et ses concurrents ne sont pas spécialement pressés de réintégrer les bénéfices en question à leur comptabilité américaine.

L’enjeu pour les multinationales devient donc de fixer leurs revenus dans une juridiction qui offre un taux effectif d’impôt aussi bas que possible, mais aussi un environnement politique, économique et juridique optimal. (Ce critère, souvent négligé, explique pourquoi tout ce beau monde n’est pas installé depuis longtemps aux Îles Cayman ou aux Seychelles…)

Concrètement, pour centraliser ses profits européens en Irlande, Apple a recours à ce que l’on appelle le transfer pricing (« prix de transfert », mais personne ne le dit en français). Cette technique consiste à fixer la valeur objective d’un actif au moment où il passe des mains d’une filiale située dans un pays A à une autre située dans un pays B. L’objectif : limiter la valeur que la filiale locale produit par elle-même en considérant la maison-mère, située dans la juridiction choisie, comme un fournisseur.

L’actif en question, s’agissant d’Apple, c’est la propriété intellectuelle : chaque filiale locale verse à Apple Irlande des frais de licence qui l’autorisent à utiliser la propriété intellectuelle de la maison-mère, qui la met à son tour à disposition de la filiale irlandaise. Par conséquent, une charge déductible est générée pour chacune des filiales locales, et le revenu imposable de la filiale irlandaise augmente. Ces transactions ont pour effet, mécaniquement, de transférer la charge de l’impôt depuis chaque pays où Apple vend ses produits et services (par exemple, la France) vers l’Irlande, où la propriété intellectuelle est domiciliée.

Voilà, très schématiquement, comment un profit parti pour être imposé à plus de 30% aux États-Unis ou en France se voit appliquer un taux de 6,25% en Irlande.

3. Mais alors, c’est de la fraude fiscale ? #

Apple a sollicité le fisc irlandais, en 1991 puis en 2007, afin d’arrêter un dispositif de transfer pricing qui soit conforme à la fois au droit irlandais et aux normes comptables internationales. Cette procédure, répondant au doux nom de tax ruling, n’a rien d’exceptionnel ; elle existe dans à peu près tous les pays européens. En France on parle d’une « demande de rescrit », qui permet à tout contribuable de soumettre une question à l’administration fiscale en vue de préciser le traitement de telle ou telle structure ou opération.

Évidemment, plus le contribuable est important, plus la demande d’avis ressemble à une négociation. En soi, ceci n’est ni illégal, ni contraire aux traités. Chaque année, des milliers d’entreprises sollicitent et obtiennent ce type de compromis afin de sécuriser leur situation fiscale. La pratique est si courante qu’elle fait l’objet de recommandations pratiques émises… par la Commission européenne, qui utilise l’expression advance tax agreement (ATA) ou advance pricing agreement (APA) pour désigner ces accords.

On ne peut donc pas parler de fraude fiscale, puisque l’assiette comme le montant de l’impôt réglé par Apple reposent sur des instructions délivrées par les autorités irlandaises.

4. S’il n’y a pas de fraude, sur quelle base repose la condamnation ? #

Nous voici au cœur du sujet : en l’absence de fraude, c’est sur le terrain du droit de la concurrence que la Commission européenne est allée chercher Apple (ou plutôt l’Irlande, comme on va le voir).

En effet, l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) interdit « les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ». Et, comme la Commission l’a précisé dans une Communication datant de 1998, les mesures fiscales peuvent tout-à-fait entrer dans la catégorie « sous quelque forme que ce soit ».

Pour correspondre à la définition des aides d’État selon l’article 107 du TFUE, une mesure fiscale doit :

Attention toutefois : la Commission européenne a pris soin de préciser, dans sa Communication, que le régime des aides d’État « ne limite cependant pas le pouvoir des États-membres de choisir la politique économique qu’ils jugent la plus appropriée, et notamment de répartir comme ils l’entendent la charge fiscale sur les différents facteurs de production ».

Comprendre : c’est de concurrence économique entre les entreprises qu’il s’agit, pas de concurrence fiscale entre États-membres. L’Irlande peut bien décider de lever un impôt sur les sociétés au taux effectif de 1% ; du moment qu’Apple n’est pas la seule entreprise de son secteur à pouvoir en bénéficier, le critère de sélectivité ne sera pas rempli, et il ne s’agira pas d’une aide d’État.

La problématique juridique est donc la suivante : Apple a-t-il bénéficié de la part du fisc irlandais d’un traitement plus favorable que ses concurrents ? Pour la Commission européenne, cela ne ferait aucun doute. L’entreprise, elle, s’en défend. L’Irlande aussi.

5. La décision de la Commission va-t-elle être cassée ? #

En appel, Apple et l’Irlande défendront leur cause auprès de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE). Le meilleur argument de l’État irlandais : en remettant en cause son traitement du transfer pricing, la Commission se serait immiscée dans sa politique fiscale, ce qu’aucun texte n’autorise. Autrement dit, la décision constituerait une violation par la Commission européenne de la souveraineté irlandaise.

Argument principal d’Apple : non seulement l’arrangement passé avec l’Irlande serait parfaitement légal, mais surtout il n’aurait rien d’exceptionnel ; l’Irlande héberge les opérations européennes de presque tous ses concurrents, et ces derniers ont accès aux mêmes procédures sans aucune discrimination. Par conséquent, le critère de sélectivité, indispensable pour caractériser une aide d’État illégale, ne serait pas rempli.

Le plus cocasse, bien sûr, reste que la Commission enjoint à Apple de reverser à l’Irlande une somme dont cette dernière elle-même ne s’est jamais estimée créditrice. Mais l’issue d’un dossier aussi complexe n’est jamais certaine : la Commission européenne a elle aussi des arguments à faire valoir.

S’il est vrai que le recours aux ATA et autres APA n’a rien d’exceptionnel en soi, la situation n’en reste pas moins inhabituelle : d’abord par la grande complexité de la structure utilisée par Apple, mais surtout en ce qu’elle conduit l’entreprise à bénéficier d’un taux d’imposition proche du néant. La CJUE pourrait donc considérer que si la procédure elle-même ne porte pas trace de sélectivité, le résultat qui en est issu, lui, en relève.

Surtout, la décision de la Commission bénéficie d’un sérieux soutien politique auprès d’un certain nombre d’États-membres, France et Allemagne en tête, impatients de voir porter un coup d’arrêt à ce qu’ils considèrent comme du dumping fiscal. Certes, on quitterait alors le terrain juridique, et la CJUE n’est pas connue pour laisser les considérations politiques teinter ses jugements.

Une chose est sûre : la décision finale aura un impact immense sur l’avenir de l’harmonisation fiscale européenne, et donc de l’Union elle-même.

 
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