Retour sur un acte de guerre
Soirée chez des amis vendredi soir. Nous sommes entre Européens, tous plutôt jeunes, plutôt éduqués (école de commerce, sciences po, troisième cycle de philo, certainement aussi un ingénieur, plus votre serviteur, juriste de formation). Vers la fin des festivités la discussion s'engage sur les conditions de la mort d'Oussama Ben Laden. Quelqu'un expose que la mort d'un homme, que la mort de cet homme, même sans rien en regretter, ne saurait constituer une solution au problème posé par le terrorisme d'Al Qaïda.
Quelle est alors la solution ? Comme souvent, on entend répondre : la politique. Expliquer, en bonne intelligence, qu'une solution militaire est au mieux insuffisante, au pire injuste par nature. Injuste parce que non seulement violente, mais en plus inefficace.
Dans cette optique (c'est-à-dire, en évitant de généraliser outre mesure, pour une partie importante de l'opinion européenne), le conflit entre les États-Unis et Al Qaïda est nécessairement un conflit politique. On n'ira pas jusqu'à soutenir qu'Oussama Ben Laden est le représentant d'une alternative au projet de société américain/occidental/capitaliste/moderne (rayer les mentions inutiles), mais on observera volontiers qu'il s'y oppose ; partant, qu'il constitue une opposition à ce projet. Société, projet, alternative, opposition : on est bien, considère-t-on souvent de ce côté-ci de l'Atlantique, dans le champ lexical de la politique. Encore faut-il s'accorder sur les définitions.
Qu'est-ce que la politique ? C'est la seule façon qu'aient trouvée les êtres parlants — les humains — pour coexister sans s'entretuer. La politique est, pour aller très vite, l'ensemble des codes, des procédures et des moyens par lesquels nous pouvons établir des modes de gouvernement sans recourir à la mise à mort. Dire cela, c'est dire que partout où la mise à mort est considérée comme un moyen légitime, on sort, par hypothèse, du champ de la politique.
À la frontière entre politique et mise à mort se pose la question de l'adéquation de la fin et des moyens : lorsqu'elle est le dernier moyen disponible pour assurer la survie de la politique, c'est-à-dire la survie tout court, la mise à mort peut-elle devenir légitime ? Elle s'appelle alors la guerre. Si la guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens, alors elle n'est pas la politique. En tant qu'elle n'est pas la politique, elle ne peut être légitime que ponctuellement, pour permettre à la politique de continuer à exister.
Appliquons cette grille de lecture aux deux événements inextricablement liés : les attentats du 11 septembre 2001 (1) et la mort, le 1er mai 2011, de celui qui en est responsable en dernier ressort, Oussama Ben Laden (2).
- Si le conflit qui oppose les États-Unis à Al Qaïda est un conflit politique, alors la mise à mort par Al Qaïda de trois mille êtres humains, le 11 septembre 2001, est un acte politique. Mais, nous l'avons vu, la mise à mort et la politique sont deux lieux mutuellement exclusifs ; la mise à mort, c'est la fin de la politique. Les attentats du 11 septembre ne constituent donc pas un acte politique, mais bien un acte de guerre, à ceci près que cette guerre-là n'est pas la continuation de la politique par d'autres moyens : elle n'est la continuation de rien ; elle est la guerre pour la guerre, la destruction pour la destruction - la mort pour la mort. Lorsque l'on écrit, en 2011, que le terrorisme globalisé d'Al Qaïda est avant tout un nihilisme, on n'invente plus rien.
- Si le conflit qui oppose les États-Unis à Al Qaïda est un conflit politique, et si la politique se définit comme la seule alternative civilisée à la mise à mort, alors la mise à mort d'Oussama Ben Laden par des militaires américains constitue une transgression inacceptable sur le plan des principes. On s'autorise alors à parler de vengeance parce que la question de l'adéquation de la fin et des moyens est posée par cette mise à mort certes dans une mesure différente, mais néanmoins de la même manière que celle des victimes du 11 septembre. Toutefois, si ce conflit n'est pas un conflit politique, si c'est un conflit tout court, comment qualifier l'opération par laquelle un commando militaire a pris d'assaut la résidence de Ben Laden, puis par laquelle un membre de ce commando, trouvant Ben Laden non armé mais avec une kalachnikov à portée de main, a ouvert le feu sur ce dernier ? Comme un acte de guerre.
Nous y voilà, fait remarquer l'opinion européenne : acte de guerre contre acte de guerre, dès lors que la démocratie s'est laissée entraîner hors du champ de la politique, elle a déjà tout perdu.
Rien n'interdit, au plan moral, de formuler des objections quant aux modalités et au déroulement de l'opération au terme de laquelle Oussama Ben Laden a trouvé la mort. Mais là où les uns font valoir que cette opération relève de la survie de la politique en tant que mode de coexistence pacifique, les autres voient, à l'inverse, la transgression de la politique par la mise à mort de Ben Laden. Voilà toute la mésentente, et l'erreur fondamentale : considérer que ces deux actes de guerre se valent sinon dans leur mesure, du moins dans leur principe. En réalité ils ne se valent ni dans leur mesure, ni dans leur principe.
Un contre trois mille, la question de la mesure est vite évacuée. On fera valoir qu'il convient surtout de l'évacuer non en raison des nombres (sur lesquels les perfides trouvent toujours à discuter) mais précisément parce que c'est la question des principes qui est, en dernier ressort, décisive.
Au plan des principes, qu'avons-nous vu ? Que la question de la légitimité d'un acte de guerre ne vaut d'être posée que si cet acte peut être justifié par l'impératif de survie. Or, concernant les attentats du 11 septembre, la seule survie qui soit en jeu, c'est celle du nihiliste en tant que nihiliste. C'est-à-dire, aussi bien étymologiquement que dans le réel, rien. La mise à mort de trois mille humains, le 11 septembre 2001 par Al Qaïda avec Ben Laden à sa tête, est, stricto sensu, une mise à mort gratuite : elle est tout à la fois la fin et le moyen de l'opération. Un tel acte peut-il être légitime ? Envisager de répondre à cette question, c'est déjà ignorer la nature de cette mise à mort, jusque dans l'esprit de son instigateur.
Dès lors il est nécessaire et suffisant, pour différencier cet acte de guerre de celui du 1er mai 2011, d'établir que la question de la légitimité de ce dernier puisse simplement être posée, par exemple en ces termes : la mise à mort d'Oussama Ben Laden était-elle directement ou indirectement rendue envisageable, nécessaire ou indispensable par la nature du conflit entre les États-Unis et Al Qaïda ? On pourrait répondre de bien des façons à cette question, mais en aucun cas on n'imagine en refuser par principe la formulation.
Si cette question mérite d'être posée — quelle que soit la réponse apportée —, alors on ne se situe ni dans la transgression du champ de la politique, ni dans celui de la mise à mort gratuite, mais bien à la frontière entre politique et mise à mort : la guerre. C'est à cette frontière, pour répondre à l'objection de conscience entendue vendredi soir, qu'un État souverain doit résoudre en premier lieu le problème posé par le terrorisme. C'est à cette frontière qu'à été menée, le 1er mai 2011, le commando contre la résidence d'Oussama Ben Laden.
Soutenir que c'est à l'intérieur des frontières de la politique que doit d'abord se mener la lutte contre le terrorisme ; regretter, comme si on était en présence d'une bavure policière et non d'un acte de guerre, que la cible n'ait été appréhendée, capturée et jugée plutôt qu'abattue ; dire et écrire, au nom de la morale, que l'opération relève de la vengeance et non de la justice : à mal poser la question de la fin et des moyens, on en arrive à confondre les deux entièrement. Où tout cela mène-t-il ?
À une chose en réalité : à la confusion entre l'acte de guerre du 11 septembre 2001 et celui du 1er mai 2011 ; et donc, derechef, à la vampirisation de la politique par la mise à mort.
La grande victoire du terrorisme.