Qu’est-ce que la démocratie ? (Ou une analyse préliminaire de la loi Renseignement)
Je veux dire : qu’est-ce qui définit, en dernier recours, la démocratie ?
Est-ce la tenue régulière d’élections ? Certainement pas : l’Iran, par exemple, élit son président tous les quatre ans, et pourtant il ne viendrait à l’idée de personne – enfin j’espère – de qualifier le « régime des mollahs » de démocratie.
Le multipartisme ? Non plus : la Russie, pour citer un exemple d’actualité, autorise de très nombreux partis politiques sans que cela n’empêche un leader d’opposition de se faire exécuter à quelques mètres du Kremlin.
L’État de droit ? Pas vraiment : figurez-vous que la Chine s’est bâti ces dernières décennies un formidable corpus juridique public et privé, mais qui a plus conduit au perfectionnement de la bureaucratie, chacun peut le constater, qu’à l’instauration de la démocratie.
Quoi alors ? Eh bien, pour vous offrir une réponse de juriste (et en effet, à la fin des fins, la démocratie est bien une affaire juridique), ce qui définit la démocratie, c’est quelque chose de plus conceptuel : la prévalence de la règle de droit sur l’arbitraire. En d’autres termes, le recours systématique à la norme, et même à une hiérarchie des normes, tant dans les relations entre individus que dans celles qu’ils entretiennent avec l’État, plutôt qu’à la loi du plus fort ou aux desiderata, aussi inspirés soient-ils, de la puissance publique.
Les deux conditions de la démocratie : règle de droit et séparation des pouvoirs #
De là découlent tous les traits que nous attribuons traditionnellement aux régimes démocratiques. Ainsi l’élection sert à attribuer le pouvoir par l’application d’une règle de droit – le suffrage universel – plutôt que par la filiation d’un monarque de droit divin ou la force brute d’un dictateur militaire. Le multipartisme est garanti non pas pour faire joli, mais parce que la norme « suffrage universel » est subordonnée à une autre norme, qui lui est supérieure, celle de la liberté d’opinion et d’expression. Et l’État de droit est mis en place parce qu’il n’existe aucune raison de faire échapper la puissance publique à la rationalité de la norme.
On comprend mieux l’attachement de Montesquieu à la séparation des pouvoirs : si l’édiction, l’application et le contrôle de la loi sont confiés aux mêmes personnes, construire tout un système basé sur la règle de droit relève de la farce politique – surtout lorsque la règle en question touche à des normes préexistantes auxquelles le régime accorde, en théorie du moins, une importance particulière.
Ainsi donc, pour répondre à la question posée plus haut, on peut définir la démocratie comme le régime dans lequel :
- Les rapports entre individus et surtout entre l’État et les individus sont soumis au droit plutôt qu’à l’arbitraire ; et
- La création, l’application et le contrôle du droit sont confiés à des pouvoirs distincts et aussi indépendants que possible.
Naturellement, cette définition ne se présume pas mais se vérifie in concreto, et la démocratie n’est pas une affaire binaire mais une question de degré : plus les rapports seront soumis au droit et les pouvoirs clairement séparés, plus un régime pourra être qualifié de démocratique ; et inversement, à chaque fois qu’un régime exclura certains rapports de la règle de droit ou soustraira certaines missions à la séparation des pouvoirs, il deviendra un peu moins démocratique.
Que prévoit la loi « Renseignement » ? #
Ce (long) préambule étant posé, penchons-nous sur le sujet du jour : le projet de loi dit « Renseignement », qui sera présenté demain en Conseil des ministres. Si l’on en croit Le Figaro, qui s’en est procuré les bonnes feuilles, le texte prévoit deux grandes séries de mesures :
- L’augmentation massive des moyens de surveillance électronique mis à la disposition des fonctionnaires du ministère de l’intérieur, avec notamment des dispositifs dits de « deep packet inspection » et de « keylogging »(fn), qui permettent non seulement de capter directement, par l’installation d’équipements spécifiques chez les opérateurs, les contenus des communications des internautes mais également d’espionner ce qu’un utilisateur tape simplement sur son clavier, en dehors de tout échange avec l’extérieur ;
- La soustraction du recours à ces moyens de surveillance au cadre des écoutes judiciaires, et donc à l’existence d’une enquête pénale, au profit d’un régime d’écoutes administratives commanditées par les services du Premier ministre, dans lequel le contrôle du juge est donc remplacé par la réunion régulière d’une autorité administrative nommée par l’exécutif.
Les mesures proposées portent une atteinte sérieuse au respect de la vie privée que les citoyens sont en droit d’attendre de leur prochain et surtout de l’État. Cette règle se place au sommet de la hiérarchie des normes pour une raison simple : si l’État peut inspecter à tout moment ce que les citoyens communiquent, écrivent ou même pensent, l’application de la règle de droit devient pour le moins déséquilibrée.
Quant à la procédure envisagée, elle constitue sans conteste une entorse importante au principe de séparation des pouvoirs, puisqu’elle met l’application et le contrôle de la règle entre des mains sinon identiques, du moins intimement liées, puisque toutes deux filles de l’exécutif.
Un texte qui pose de sérieuses questions #
Pour justifier ces libertés prises avec les principes fondamentaux, les sources du Figaro (décidément bien informé auprès du gouvernement socialiste, surtout pour un quotidien de droite) citent d’une part l’absolue nécessité de lutter par tous moyens contre le terrorisme, et d’autre part l’intérêt d’offrir un « cadre juridique » à des pratiques auxquelles les services de renseignement ont d’ores et déjà recours, mais pour l’instant dans l’illégalité la plus complète.
Mais si la démocratie se définit bien comme le régime dans lequel les rapports sont réglés par le droit et les pouvoirs séparés, alors cette défense pose deux questions :
- L’arbitraire du pouvoir, ses intentions fussent-elles les meilleures et les plus impérieuses, peut-il se dispenser du respect de la règle de droit et de la hiérarchie des normes ?
- L’illégalité d’une pratique, c’est-à-dire le risque de sanction par le pouvoir judiciaire, peut-elle servir de justification à la suppression de son contrôle par le juge ?
En attendant de pouvoir analyser le texte complet, chacun est libre de répondre à ces deux questions comme il le souhaite. C’est aussi cela, la démocratie.