Est-ce vraiment l’emploi que le gouvernement entend sauver à Belfort ?  

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Avec la commande de 21 TGV, 20 locomotives et 30 trains intercités pour 450 millions d’euros, l’État a lancé à Belfort l’un des plans de sauvetage de l’emploi les plus chers de l’histoire française. L’enjeu ? Officiellement, le sauvetage en urgence du site local d’Alstom, dont le groupe a annoncé la fermeture à l’horizon 2018. 450 millions, il fallait bien ça, nous explique-t-on, pour sauver un important bassin d’emploi en péril et prendre enfin le taureau par les cornes dans l’indispensable lutte contre le déclin de l’industrie.

Un million d’argent public par emploi, un CA de 7 milliards #

Sauf qu’à y regarder de plus près, le dossier est un peu plus complexe. D’abord, s’il est indiscutable que la fermeture d’une usine constitue une tragédie pour ceux à qui elle offre un travail, le site menacé en l’occurrence représente en tout et pour tout 450 postes : la manœuvre revient donc à dépenser pas moins d’un million d’euros d’argent public pour chaque emploi sauvé. À moins que chacun des salariés reçoive une augmentation substantielle, ça ressemble plus à une injection de cash dans un fleuron national qu’à un héroïque sauvetage social.

Ensuite, un simple coup d’œil dans le rétroviseur révèle que la responsabilité de la situation incombe avant tout aux choix d’Alstom lui-même : outre qu’il a remporté cet été un appel d’offres lui permettant d’équiper bientôt l’Américain Amtrak entre Boston et Washington, il a surtout vendu en décembre 2015 sa filiale énergie, Alstom Power, à General Electric pour 9,7 milliards d’euros ! Avec un tel encaissement et un chiffre d’affaires de près de 7 milliards, on se dit qu’Alstom aurait bien pu, s’il l’avait voulu, se débrouiller tout seul pour conserver 450 emplois à Belfort, et pour bien moins que les 450 millions que l’État a donc décidé de lui offrir sous forme de commande.

Mais c’est surtout au plan juridique que le bât blesse.

En France, comme partout en Union européenne, l’État, les collectivités et les entreprises publiques sont contraints de conclure leurs commandes par le biais d’appels d’offres libres, égalitaires et transparents. Libres parce qu’il est impossible d’en restreindre l’accès de façon arbitraire, égalitaires parce que les candidats doivent être traités de la même façon, et surtout transparents, parce que la procédure doit être annoncée à l’avance, le besoin clairement défini et l’attribution basée sur des critères objectifs.

Un montage douteux au regard des règles de la commande publique… #

En France comme en Union européenne, donc, ces règles sont notoirement complexes et contraignantes pour la puissance publique, précisément afin d’éviter que tel ou tel dirigeant public se réveille un beau matin et décide de faire une fleur à telle ou telle entreprise avec laquelle il entretient des liens privilégiés. Ça n’empêche pas totalement la fraude — aucune réglementation n’est parfaite —, et les effets pervers existent — manque de réactivité des administrations, agacement des services, complexité de la procédure pour les candidats —, mais on n’ose imaginer à quels excès les responsables publics les moins scrupuleux se livreraient si le code des marchés publics devait être abrogé du jour au lendemain.

Le problème, en l’espèce, c’est que c’est exactement à quoi vient de se livrer le gouvernement, sous couvert des meilleures intentions du monde. Certes, on s’est empressé d’expliquer qu’attendez cinq minutes, le besoin est bien réel, on devait de toute façon commander des équipements pour des lignes intercités, d’ailleurs l’appel d’offres existe déjà et, mieux encore, on utilise même un accord-cadre passé en 2007 qui respecte à la lettre les dispositions du code des marchés publics.

Sauf qu’on ne peut pas, à moins de verser dans la schizophrénie, annoncer un geste politique fort, une décision d’urgence en faveur de l’emploi et de l’industrie, et en décrire la mise en œuvre comme tout-à-fait routinière et conforme aux impératifs de lisibilité et de transparence de la commande publique. De deux choses l’une : soit il s’agit bien de parer au plus pressé pour sauver un site, et alors on ment sur le besoin, soit la commande est effectivement conforme au droit, et dans ce cas il faut expliquer pourquoi Alstom justifie sa décision de fermeture par un déficit de commande publique. Autrement dit, même en donnant au plan de sauvetage l’apparence du respect des règles de la commande publique, il est incontestable qu’il en viole l’esprit même, puisque le choix d’Alstom préexiste ouvertement, dans ce dossier, à la formulation objective du besoin.

… Et manifestement contraire au droit européen #

Or, comme on l’a vu à propos des affaires irlandaises d’Apple, la Commission européenne n’hésite pas à engager des poursuites sur le fondement de l’article 107 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), qui interdit « les aides accordées par les États ou au moyen de ressources d’État sous quelque forme que ce soit qui faussent ou qui menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions ».

Si on peut reconnaître que le code des marchés publics privilégie parfois un peu trop la lettre au détriment de l’esprit, le langage du TFUE est clair, et une condamnation est possible même en cas de respect formel des règles françaises (ce qui reste à démontrer), dès lors qu’il peut être démontré que la France a fait preuve de sélectivité, c’est-à-dire d’une volonté délibérée de favoriser Alstom en particulier plutôt que ses concurrents.

La véritable question est donc : qu’est-ce qui justifie cette dépense publique, compte tenu du niveau de risque juridique ? En pleine période électorale et dans un pays habitué à vivre avec 10% de chômage depuis des décennies, il n’est pas interdit de douter qu’il s’agisse uniquement du sauvetage de 450 emplois.

 
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