Vers l’état d’urgence permanent ?
*Je publie ci-dessous le contenu d’une note que j’ai rédigée pour GenerationLibre sur le thème *L’état d’urgence : La démocratie entre parenthèses.
À l’occasion de la récente prorogation de l’état d’urgence par le Parlement, il semble important de non seulement de rappeler en quoi consiste l’état d’urgence, mais aussi de revenir sur son impact sur la vie démocratique du pays et d’interroger son efficacité réelle.
La version originale de cette note est disponible sur le site de GenerationLibre.
Dans une démocratie, l’état d’urgence est par hypothèse un état d’exception. Il autorise de façon limitée – dans le temps et dans l’espace – des pratiques qui, tout en restant dans le cadre de l’état de droit, permettent l’affirmation d’une autorité et d’une puissance de nature à combattre une menace pour le régime politique en place ou pour la société tout entière.
Dans cet état d’exception, les deux principales conditions de l’exercice du pouvoir en démocratie — la règle de droit et la séparation des pouvoirs — ne sont pas suspendues stricto sensu, mais se voient adjoindre un troisième critère, celui de la puissance.
Du caractère exceptionnel de l’état d’urgence #
Ainsi en théorie l’état d’urgence n’ouvre-t-il pas un espace de non-droit, mais une période dans laquelle le concept wébérien de violence légitime atteint un seuil supplémentaire. Les garanties traditionnellement offertes dans un état de droit sont amoindries dans l’état d’exception, mais cette mise entre parenthèses doit demeurer autorisée par la loi et contrôlée sinon par le juge, du moins par le parlement.
Institué par la loi du 3 avril 1955 suite aux attentats perpétrés par le FLN sur le territoire algérien, l’état d’urgence « à la française » répond initialement à une situation de conflit armé sans officialiser le terme de guerre, ôtant ainsi aux indépendantistes algériens la qualité de soldats. Il a été utilisé sur le territoire de la Nouvelle-Calédonie en 1985 dans un cadre similaire. En 2005, l’instauration de l’état d’urgence sur l’ensemble de l’Île-de-France ainsi que dans vingt agglomérations répond à une situation d’urgence sociale à la suite des émeutes survenues dans les banlieues.
Dans la période actuelle, la mise en œuvre de l’état d’urgence en France pose les questions suivantes : les mesures autorisées relèvent-elles d’un simple amoindrissement ou d’une négation des principes démocratiques ? et surtout, sont-elles de nature à apporter une réponse efficace à la menace combattue ? C’est dire, outre l’inquiétude légitime qu’il suscite par sa banalisation, pour reprendre l’expression de Denis Salas1, que l’état d’urgence soulève des questions touchant aux libertés individuelles, à la séparation des pouvoirs, à son inscription dans le cadre d’une démocratie ainsi qu’à l’adéquation de cette réponse aux problématiques soulevées par le terrorisme djihadiste.
Mis en place pour douze jours suite aux attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence a été prorogé par la loi trois fois depuis son instauration : le 20 novembre, le 19 février, et enfin le 20 mai, afin de couvrir la période de l’Euro 2016 qui se déroule en France.
L’exécutif tout-puissant #
Élargi dans ses conséquences par la loi du 20 novembre 2015, l’état d’urgence autorise principalement les mesures suivantes :
- Les préfets peuvent interdire sous forme de couvre-feu la circulation des personnes ou des véhicules. Ils peuvent instituer « des zones de protection ou de sécurité où le séjour des personnes est réglementé » et interdire de séjour « toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics » ;
- Le gouvernement peut dissoudre les associations « qui participent à la commission d’actes portant une atteinte grave à l’ordre public », et le ministre de l’intérieur et les préfets peuvent « ordonner la remise des armes de catégories B et C » ;
- Le ministre de l’intérieur et les préfets peuvent « ordonner la fermeture provisoire des salles de spectacle, débits de boissons et lieux de réunion » et interdire « les réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre », en particulier les manifestations ;
- En outre, aux termes de la loi de 2015, l’assignation à résidence prévue par la loi de 1955 s’applique non plus seulement aux personnes dont « l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre public », mais est élargie aux personnes fournissant des « raisons sérieuses de penser que le comportement constitue une menace pour la sécurité » ;
- La loi de 2015 autorise également le blocage par l’exécutif des sites internet « provoquant à la commission d’actes de terrorisme ou en faisant l’apologie » ;
- Enfin, jusqu’au 26 mai 2016, le ministre de l’intérieur et les préfets pouvaient ordonner des perquisitions administratives à domicile « de jour et de nuit », à la seule charge d’en informer le procureur de la République.2
Comme on le voit, les pouvoirs de police sont mis à la main de l’exécutif, le pouvoir législatif conservant un mince droit de contrôle.
À ce titre, la commission des lois du Sénat a institué, le 25 novembre 2015, un « comité de suivi de l’état d’urgence » composé de six membres (un représentant de chaque groupe) ; le Sénat lui a attribué les prérogatives des commissions d’enquête.
À l’Assemblée nationale, la commission des lois a mis en place, le 2 décembre 2015, un dispositif de « veille parlementaire continue » de l’application de la loi du 20 novembre 2015 qui recensera chaque semaine les mesures qu’elle autorise (assignations à résidence, perquisitions, etc.), ainsi que leurs suites administratives et judiciaires. À cette fin, la commission a obtenu, pour la première fois à l’Assemblée, les prérogatives des commissions d’enquête.
Un contrôle judiciaire incomplet #
À la faveur d’une question prioritaire de constitutionnalité transmise par le Conseil d’État3, le Conseil constitutionnel a en outre soumis les assignations à résidence à un contrôle de proportionnalité entre la mesure et l’objectif recherché. Mais le juge constitutionnel s’est pour ainsi dire arrêté au milieu du gué en attribuant la compétence de ce contrôle non pas à l’autorité judiciaire, pourtant gardienne la liberté individuelle aux termes de la Constitution, mais au juge administratif.
Reste que le terrorisme, qui connaît peu de limites dans l’espace comme dans le temps, nous pose face à cette contradiction : pour défendre nos libertés, il faut entrer dans le domaine de la protection armée ; comment dès lors faire du droit un moyen d’action et non plus un frein à l’action politique ?
L’état d’urgence, héritier des lois sécuritaires #
Face à ce que Gilles Kepel qualifie de « troisième génération du djihad »4, les réactions politiques des sociétés occidentales ont connu une rhétorique sécuritaire, voire guerrière, avec l’arrivée d’actes terroristes sur leur territoire. La France fait figure de cas d’école : entre 1986 et 2015, pas moins de vingt-et-une lois anti-terroristes ont été promulguées par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite.5
L’état d’urgence, dans son émanation actuelle, relève du même type de réaction. Mais selon la commission parlementaire chargée de son contrôle, seules quatre procédures judiciaires ont été ouvertes à ce jour, pour plus de trois mille perquisitions et près de quatre cents assignations à résidence.
Face à un si faible bilan, comment sortir du « paradigme de l’exception »6 ?
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Denis Salas, « La banalisation dangereuse de l’état d’urgence », Études 2016/3 (mars). ↩
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Les perquisitions administratives ont en effet été abandonnées dans la dernière prolongation de l’état d’urgence. ↩
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Décision du 22 décembre 2015 : « Le juge administratif est chargé de s’assurer que cette mesure est adaptée, nécessaire et proportionnelle à la finalité qu’elle poursuit ». ↩
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Gilles Kepel, Terreur dans l’Hexagone : Genèse du djihad français, Gallimard, 14 décembre 2015 ↩
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Direction de l’information légale et administrative, Trente ans de législation antiterroriste, 21 janvier 2015 (http://www.vie-publique.fr/chronologie/chronos-thematiques/trente-ans-legislation-antiterroriste.html) ↩
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Bernard Manin, « Le paradigme de l’exception », La vie des idées, 15 décembre 2015 ↩