Pourquoi le Conseil constitutionnel a censuré la loi “Florange”
Ainsi donc, le Conseil constitutionnel n’a fait qu’une bouchée de la loi dite “Florange” (dont le vrai nom, bien plus drolatique au demeurant, est : loi visant à reconquérir l’économie réelle).
Puisque tout le monde n’a pas bien compris les ressorts (pourtant classiques) de cette décision, je me suis dit qu’il serait utile d’en livrer une brève explication.
Aussi, avant de voir qui a tué qui, offrons-nous le luxe d’un petit retour en arrière.
Début 2012, ArcelorMittal annonce la fermeture prochaine de deux de ses établissements à Florange, en Moselle. La nouvelle tombe très mal, on est en pleine campagne présidentielle, et Nicolas Sarkozy, alors président-candidat, se saisit du dossier. Résultat, ArcelorMittal promet d’investir 17 millions supplémentaires à Florange. Pas assez pour les syndicats, qui lancent un mouvement social et invitent même Guy Bedos sur le site — aux grands maux les grands remèdes, en somme.
Ni une ni deux, François Hollande s’empare du sujet. Lui président, une “grande firme”, quand elle “ne veut plus d’une unité de production et ne veut pas non plus la céder”, en aurait “l’obligation pour que les repreneurs viennent et puissent donner de l’activité supplémentaire”.
Quelques mois plus tard, tandis que Nicolas Sarkozy paie ses promesses non tenues, François Hollande est mis face aux siennes : l’affaire s’éternise, ArcelorMittal veut toujours fermer ses deux fourneaux, les salariés redoublent d’opposition, et Arnaud Montebourg parle de nationaliser le site. Réponse en deux temps : le gouvernement obtient d’ArcelorMittal l’abandon du plan social et 180 millions d’euros de nouveaux investissements, et la majorité introduit au parlement, donc, cette fameuse proposition de loi visant à “reconquérir l’économie réelle”, ou, plus prosaïquement, à tenir la promesse de son candidat.
Le contexte étant posé, passons aux choses sérieuses. Le texte de la proposition de loi est disponible par ici, et celui de la décision du Conseil par là.
La proposition de loi prévoit deux mesures principales en cas de fermeture d’un établissement par une grande entreprise :
- d’abord une série d’obligations d’information à destination du comité d’entreprise et de l’administration,
- ensuite une obligation de rechercher des repreneurs et, s’il s’en présente, d’accepter une offre “sérieuse”1, sauf “motif légitime”2.
Vous noterez au passage que si le second point correspond précisément à la promesse hollandaise, le premier a vraisemblablement été inséré pour le sport, ou par amour pervers des régulations absconses. Mais passons.
La sanction ? Ah oui, la sanction. Vingt fois le SMIC, multiplié par le nombre d’emplois supprimés, dans la limite de 2% du chiffre d’affaires de l’entreprise. Ça vaut en cas de violation de l’obligation d’information comme en cas de refus d’une offre sérieuse, et c’est directement versé en argent de poche à la BPI de la région concernée.
Maintenant, vous commencez à comprendre la déception des uns et le soulagement des autres. Puisque, comme vous le savez, le Conseil constitutionnel est passé par là.
Au plan constitutionnel, le législateur doit trouver un équilibre entre le droit à l’emploi, garanti par le Préambule de la Constitution de 1946 (qui n’a pas fait long feu comme chacun sait, mais dont le préambule, donc, est resté intégré au bloc de constitutionnalité), et la liberté d’entreprendre, fille du droit de propriété, consacré par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (membre fondateur, si j’ose dire, dudit bloc). L’équilibre recherché est le suivant : pour atteindre son objectif — ici, donc, la défense du droit à l’emploi —, le législateur ne saurait porter une atteinte “disproportionnée” à un principe constitutionnel — le droit de propriété.
Le raisonnement du Conseil constitutionnel est simple : obliger une entreprise à accepter une offre à la seule condition qu’elle ne mette pas en péril la poursuite de son activité, c’est une atteinte disproportionnée à sa liberté de décider elle-même du sort de ses actifs, et donc à la liberté d’entreprendre, et donc au droit de propriété. Grand pédagogue devant l’éternel, le juge constitutionnel rappelle que ce genre de choses n’est généralement possible qu’en cas de procédure collective ; le reste du temps, le chef d’entreprise doit pouvoir effectuer ses “arbitrages économiques” et “anticiper les difficultés économiques” sans qu’on vienne lui coller un juge entre les pattes.
Résultat, l’obligation d’accepter une offre de reprise sérieuse disparaît purement et simplement. Celle d’informer le comité d’entreprise, l’administration et votre belle-mère du projet de clôture d’établissement subsiste, mais sans les sanctions, jugées tout aussi disproportionnées que l’obligation de reprise.
Ainsi donc, la gauche et les syndicats peuvent pester contre le légalisme petit-bourgeois du Conseil, et la droite et le patronat se féliciter qu’on respecte enfin, dans ce pays, la liberté d’entreprendre.
Mais que peuvent faire le gouvernement et sa majorité (si l’on écarte la transformation de la France en république populaire) ? Concrètement, pas grand chose, si ce n’est :
- transformer l’obligation de reprise en un simple droit à la recherche de repreneurs pour le comité d’entreprise, avec obligation de considération à la charge de l’employeur,
- remplacer les sanctions par quelque chose de moins surréaliste que vingt SMIC par salarié.
À titre de conclusion, on notera que la majorité actuelle partage avec la précédente, quoique dans des domaines différents, un goût du jusqu’au-boutisme législatif qui lui fait oublier le respect des principes fondamentaux.
C’est à se demander s’ils le font exprès…