Avons-nous vraiment besoin d'un Patriot Act à la française ?
Après les attentats contre Charlie Hebdo et Hypercacher, l’idée d’un durcissement radical des lois anti-terroristes fait débat, à droite comme à gauche. Un ancien patron du renseignement demande même, [mais oui], la légalisation des exécutions sommaires — pardon, des « opérations spéciales ». Et chacun de parler, pour le défendre ou le condamner, d’un « Patriot Act à la française ».
Mais si [une simple recherche Google] montre la popularité récente de l’expression, personne ne répond à la question : au plan juridique, avons-nous vraiment besoin d’un Patriot Act(fn) pour renforcer la législation anti-terroriste française ?
La question est double :
- Que contient le Patriot Act ?
- Ces mesures existent-elles ou pas en droit français ?
S’il s’avère que la France est « en retard » sur les États-Unis, la discussion sur l’opportunité d’un « Patriot Act à la française » est légitime, au moins au plan du droit. Dans le cas contraire, il faut appeler un chat un chat : ce qui est demandé n’est pas une mise à niveau du droit français mais bien une loi d’exception.
Pour être honnête, mon intuition de départ était [que nous avons déjà tout ce qu’il nous faut]. Mais les intuitions sont parfois trompeuses, et j’ai décidé de creuser la question. Je me suis donc replongé dans les dix « titres » du fourre-tout sécuritaire voté par le Congrès américain après les attentats du 11-septembre. J’en ai comparé les principales mesures à ce qui se fait dans le même domaine chez nous.
Bien sûr, la loi américaine et la française sont très différentes dans l’esprit et le fonctionnement, surtout en matière pénale. Gardez à l’esprit que l’objectif est plus de passer en revue les différentes évolutions apportées que de comparer « ligne à ligne » deux systèmes aussi éloignés.
(P.S. : Pour la clarté de l’exposé, j’ai écarté d’une part les mesures budgétaires et administratives trop spécifiques au système américain, et d’autre part les mesures financières, c’est-à-dire essentiellement le titre III, qui est en réalité une loi à part entière, distincte de l’ensemble, sur le blanchiment d’argent et la transparence financière.)
Titre I : Sécurité du territoire #
Une mesure retient l’attention dans ce premier titre : l’Attorney General (l’équivalent du ministre de la justice) est autorisé à faire intervenir l’armée en cas d’usage d’armes de destruction massive sur le sol américain (mais pas d’armes chimiques).
Le recours à l’armée pour assurer des missions de sécurité intérieure est extrêmement rare aux États-Unis (le Président risque même deux ans de prison en cas de recours abusif). Deux textes ont étendu cette possibilité dans l’histoire récente : le Patriot Act et une loi de 2006 prise suite aux ravages de l’ouragan Katrina, abolie depuis.
La France est largement en avance sur ce point : en application du plan [Vigipirate], quelques 2 500 militaires sont affectés en permanence à des missions de sécurité intérieure. On a tendance à l’oublier, mais l’intervention de l’armée sur le territoire national relève en soi de la loi d’exception.
Titre II : Surveillance et écoutes #
Le titre II concerne la surveillance. Principale mesure : la loi autorise, sur ordonnance judiciaire non contradictoire, l’interception des communications, la saisie des données de connexion et l’identification des numéros. (En dehors des cas de terrorisme international, les écoutes judiciaires nécessitent aux États-Unis l’obtention auprès du juge d’un mandat de recherche susceptible de recours.)
Le dispositif des [articles 100 à 100-7] du code de procédure pénale français est assez similaire au régime du Patriot Act, mais pour toutes les infractions punies par au moins deux ans de prison, et avec quinze ans d’avance, puisqu’il date de 1986(fn). Les écoutes françaises ont également ceci de « supérieur » à leurs homologues américaines qu’elles ne sont susceptibles d’aucun recours ni dédommagement en cas d’abus.
Le Patriot Act n’autorise aucune écoute extra-judiciaire. Ce sont des lois de 2007 et 2008 qui l’ont fait (en amendant la loi dite « FISA » sur le renseignement étranger), conduisant entre autres aux révélations d’Edward Snowden sur [le dispositif PRISM]. En raison de l’interdiction par le quatrième amendement à la constitution américaine des fouilles et saisies extra-judiciaires, la surveillance ne peut théoriquement concerner que des communications relatives à une activité liée à l’étranger, et l’écoute des Américains demeure soumise à autorisation judiciaire, même à l’étranger.
Côté français, on parle d’écoutes « administratives ». Elles sont prévues par le [titre IV du code de la sécurité intérieure] et ont été très étendues par [l’article 20 de la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013], dont le décret d’application a été pris [le 24 décembre 2014].
En somme les législations américaine et française en sont à peu près au même point, mais au terme de mouvements inverses : les Américains sont en train de [réduire la voilure] alors que les Français viennent de monter en gamme.
Titre III : Lutte anti-blanchiment #
(Je rappelle que j’ai décidé d’écarter le titre III, qui est en réalité une loi à part entière sur le blanchiment d’argent international.)
Titre IV : Police aux frontières #
Le titre IV concerne la police aux frontières et l’immigration, avec deux grandes mesures sécuritaires : l’interdiction d’entrer sur le territoire pour les « représentants d’une organisation étrangère ou d’un groupe soutenant des actes de terrorisme » et la détention obligatoire des voyageurs susceptibles de mettre en danger la sécurité nationale.
La toute récente [loi anti-terroriste du 13 novembre 2014] instaure un dispositif dit « d’interdiction administrative du territoire » assez similaire à celui du Patriot Act, mais préfère l’assignation à résidence à la détention obligatoire. La France n’a toutefois pas attendu 2014 ni même 2001 pour se doter de centres de rétention administrative, créés (officialisés, en fait) par une [loi du 29 octobre 1981].
Il faut ajouter qu’ici encore le législateur français est récemment allé plus loin que le Patriot Act, puisque la loi du 13 novembre 2014 intègre un dispositif d’interdiction de sortie du territoire pour les Français s’apprêtant à rejoindre une organisation terroriste à l’étranger.
Les seuls cas d’interdiction de sortie du territoire connus aux États-Unis (en fait, des refus d’émission de passeport) datent de l’époque du McCarthysme, et ont le plus souvent donné lieu à des annulations par la Cour suprême.
Titre V : Pouvoirs d’enquête #
Les spécificités de chaque système compliquent la comparaison de leurs évolutions.
La plupart des dispositions du titre V amendent des dispositifs préexistants et très spécifiques au régime de l’enquête criminelle aux États-Unis : coopération entre les différentes agences, élargissement au sein du FBI de la liste des personnes habilitées à effectuer certaines requêtes (les fameuses « National Security Letters »), ou encore compétence partagée entre les services secrets et le FBI sur certaines affaires.
Tandis que dans le système accusatoire américain le législateur a cherché à augmenter les pouvoirs des enquêteurs, dans la procédure française, de nature inquisitoire et dans laquelle les pouvoirs d’enquête sont déjà très larges, le durcissement s’est plutôt traduit par des tentatives successives de limitation des droits de la défense, notamment sur les conditions de garde à vue pour les infractions terroristes.
En outre, pour élargir les moyens d’enquête dans les affaires de terrorisme, le titre V ajoute les actes de terrorisme à la liste des infractions pour lesquelles l’ADN des personnes condamnées est prélevé et intégré à un fichier national d’identification créé en 1994.
En France, un fichier similaire, le FNAEG(fn), [a été créé en 1998], au départ uniquement pour les infractions sexuelles. Les actes de terrorisme figurent dans la liste des infractions concernées, qui s’est progressivement allongée, depuis la [loi du 15 novembre 2001].
Titre VI : Aide financière aux victimes #
Comme prévu, les dispositions d’ordre budgétaire et financier sont laissées de côté. De nombreux fonds d’aide aux victimes et à leurs familles existaient bien avant le Patriot Act, si bien que le titre VI ne créé aucun fonds nouveau mais augmente simplement les existants et le montant de certaines pensions.
Il est suffisant de noter que des fonds similaires existent naturellement en France, et que l’aide aux victimes n’est probablement pas ce que les tenants d’un Patriot Act à la française appellent de leurs vœux en priorité.
Titre VII : Partage d’informations #
Le titre VII ne comporte qu’une seule disposition, qui ajoute les actes de terrorisme à la liste des infractions pour lesquelles le département de la justice américain est autorisé à coopérer financièrement avec diverses autorités de police locales.
La situation est plus simple en France : [depuis 1986], le problème a été réglé par la création d’une section spécialisée du parquet de Paris, qui a compétence exclusive en matière anti-terroriste.
Titre VIII : Renforcement des lois pénales #
Comme en matière de pouvoirs d’enquête (titre V), la comparaison est rendue difficile par les nombreuses différences d’approche et d’esprit entre la loi pénale américaine et la française, notamment en matière de procédure pénale, de cumul des peines et de remise de peine.
Le titre VIII augmente surtout la définition américaine du terrorisme d’une liste d’actes dont certains étaient précédemment laissés sous la juridiction pénale des états. Il rend aussi les poursuites imprescriptibles contre les actes terroristes en cas de décès ou de blessure grave d’au moins une victime.
Sur la définition des infractions terroristes, la loi du 13 novembre 2014 va bien plus loin que le Patriot Act, puisque [son article 6] assimile la préparation d’un acte terroriste à sa commission, et non plus à une simple tentative. En outre, [l’article 706-25-1 du code de procédure pénale] prévoit une prescription de trente ans pour les crimes terroristes et de vingt ans pour les délits.
Le titre VIII renforce les peines applicables à la commission en bande organisée de diverses infractions liées au terrorisme, comme le traffic d’armes biologiques, la destruction de centrales d’énergie ou d’infrastructures de communication. Le fait d’héberger ou de cacher des personnes s’étant livrées à des actes terroristes devient passible de dix ans de prison.
La loi française suit depuis 2001 un mouvement similaire de renforcement des peines, notamment pour le financement, la tentative, la complicité et l’organisation d’attaques terroristes. L’examen de l’historique des versions des [articles 421-1 et suivants du code pénal] suffit à le constater.
Le Patriot Act a enfin alourdi les peines maximales relatives aux intrusions informatiques, portées à cinq ans en cas d’accès non autorisé suivi de dommage à un ordinateur protégé, et à dix ans en cas d’utilisation d’un virus.
[Les peines françaises pour ces délits] s’échelonnent de deux à sept ans, avec un maximum de dix ans en cas de commission en bande organisée.
Titre IX : Amélioration du renseignement #
Ce titre confère au Director of Central Intelligence (à ne pas confondre avec le directeur de la CIA) l’obligation de fixer les priorités des services en matière de renseignement étranger et d’assister l’Attorney General dans la circulation des informations issues du renseignement. Une loi de 2004 l’a renommé Director of National Intelligence pour le placer au-dessus de la « guerre des polices » et en faire le principal conseiller du Président américain en matière de renseignement.
La France procède elle aussi très régulièrement à diverses réorganisations plus ou moins heureuses de ses services de renseignement [(DGSI, DCRI, DST, DCRG…)], placés non pas sous l’autorité du Président mais sous celle du Premier ministre.
Titre X : Divers #
Comme son nom l’indique, le titre X est la voiture-balai du Patriot Act : le législateur américain y a mis tout ce qui ne rentrait dans aucune catégorie en particulier, c’est-à-dire essentiellement des mesures déclaratives et diverses attributions budgétaires ponctuelles. Rien de tout cela n’intéresse notre comparaison.
Conclusion #
Reposons-nous la question de départ : y a-t-il des mesures importantes et « transposables » du Patriot Act que l’on ne retrouve pas en droit français ?
Ce tour d’horizon terminé, la réponse est non.
En réalité, la France est même plutôt « en avance », avec son respect légendaire des droits de la défense et des mesures comme le blocage administratif des sites ou le délit d’apologie du terrorisme, impensables aux États-Unis.
Où chercher alors la raison de cette impression de retard français dans la lutte anti-terroriste ? Selon toute vraisemblance, soit dans les têtes, soit dans les pratiques.