En défense de Bernard Kouchner (et de la présomption d'innocence)
(Texte initialement publié sur Blogger)
Ce matin, comme tous les matins, je sirotais mon premier thé de la journée en lisant mes flux RSS, moitié endormi, quand je tombai sur un article de Sarkofrance au titre aussi fracassant qu'évocateur : L'affaire Kouchner : les sales coulisses de la République.
De quoi s'agit-il ? Comme le rapporte Juan, “l'affaire” en question semble avoir été dévoilée d'abord par un article de Marianne2, rapportant l'écriture par Pierre Péan d'un livre sur Bernard Kouchner, et ensuite par Bakchich, qui va jusqu'à publier des documents ! Que dis-je, des preuves !
Oui, mais des preuves de quoi, au juste ? C'est là que le bât blesse, chers amis. Selon les pièces publiées par Bakchich (qui est un peu au journalisme d'investigation ce que les films de Jean-Claude Van Damme sont aux sports de combat - une imitation très spectaculaire mais un peu comique), une société dont Bernard Kouchner a été le salarié aurait transmis à l'État gabonais, l'année dernière, une facture d'un montant de 817 000 euros.
Comme toujours, les bonnes vieilles techniques du journalisme crasseux sont présentes dans les deux articles cités par Sarkofrance : usage immodéré du conditionnel (ça fait professionnel, tout en masquant un peu la maigreur des certitudes), envoi de chiffres mirobolants en pleine figure du lecteur effaré (2,6 millions ! 817 000 euros ! 1 735 916 870 Francs CFA !), documents bourrés de mentions manuscrites, et pas vraiment droits (un peu inclinés sur l'image, ça fait plus suspect, tout de suite), j'en passe et des meilleures. Il ne manque que la spécialité des magazines du type “Lundi investigation” : la musique de fond inquiétante, et le regard noir du journaliste déterminé à faire éclater la vérité, mais désabusé par la corruption et la bassesse du genre humain.
Revenons à nous moutons. Comme Juan a pris la peine d'énumérer “ce que l'on sait” de cette “affaire”, et qu'il l'a plutôt bien fait, essayons de commenter point par point :
1. Bernard Kouchner a été rémunéré par une société qui conseillait richement le dictateur gabonais
“Richement” ? Il reste à démontrer que 817 000 euros constitue un montant anormal pour les prestations censées avoir été fournies par la société IMEDA. Je veux bien que l'on considère comme moralement douteux le simple fait de traiter avec un dictateur, mais n'appelons pas cela “un choc”. S'il fallait, en Afrique, que les entreprises occidentales ne traitent qu'avec les gouvernements démocratiquement élus, cela reviendrait à laisser à la Chine, à la Russie et aux dictatures du Moyen-Orient deux tiers des marchés.
2. Bernard Kouchner sait remercier ses proches
Il est ici fait allusion à la nomination subséquente des co-fondateurs de la société IMEDA à des postes à responsabilité politique par Bernard Kouchner. L'argument est carrément malhonnête : qui voulez-vous qu'un ministre nomme à de tels postes ? De parfaits inconnus ? Kouchner, comme tous ses prédécesseurs et homologues en tous temps et en tous lieux, s'est naturellement tourné vers ses anciens collaborateurs pour remplir des positions vacantes, et je ne vois ni le problème, ni le rapport avec l'affaire qui nous occupe. On est clairement, ici, dans le journalisme de caniveau.
3. Kouchner confirme avoir discuté avec Omar Bongo du sujet précis objet de l'étude impayée, quelques jours après avoir été nommé au Quai d'Orsay
Pire, le gérant de la société IMEDA a même confirmé au Monde avoir relancé l'État gabonais ! Vous imaginez ? Une société qui non seulement facture des prestations, mais qui en plus cherche à se faire payer ! Quel scandale ! Le sieur Éric Danon, puisque c'est de lui qu'il s'agit, avait-il conscience de livrer une information d'une telle importance au public ? J'ose à peine l'envisager.
4. Kouchner ferme l'une de ses sociétés, mais pas l'autre
Et Philippe Cohen, l'auteur de l'article dans Marianne2, de s'interroger, circonspect : pourquoi ? Ma réponse : parce que Bernard Kouchner fait ce qu'il veut de ses sociétés, comme tout le monde. Si le fait de mettre en sommeil une société au lieu de la dissoudre constitue une information brûlante, je suggère à nos journalistes d'investigation nationaux de s'offrir un abonnement à Infogreffe : ils y trouveront de quoi soulever une trentaine de scandales de cet acabit par semaine !
5. Étrangement, Kouchner annonce, dans son communiqué de défense, qu'il a pris Maître Kiejman comme avocat
Je remarque le mot “étrange”, ou “étrangement” revient souvent dans cette affaire, que ce soit sur Sarkofrance ou dans les papiers cités. C'est un mot bien pratique : il permet de faire planer un voile de mystère et de suspicion sans avoir rien à prouver ! Mais en quoi est-il “étrange” que Bernard Kouchner révèle l'identité de son avocat ? Allez savoir. Ah, si, Juan a la réponse : ce serait “une forme de menace à l'égard des curieux”. Cela revient à dire : “Il a pris un avocat, et en plus il dit qui c'est. Il a sûrement des choses à se reprocher.” Bigre.
6. Quand il exerçait ses conseils payants, Kouchner travaillait bénévolement pour un programme public de conseil sur le même sujet. Sans souci ?
Sur le même sujet ? Vraiment ? Le programme ESTHER, auquel Juan fait référence, a pour objectif “de favoriser l'accès aux soins des personnes vivant avec le VIH/SIDA dans les pays en développement”. Quant aux prestations de la société IMEDA, je lis au début du billet qu'elles avaient pour vocation “d'aider le Gabon à se doter d'un système d'assurance maladie”. On est au mieux dans la simple légèreté, au pire dans la malhonnêteté intellectuelle patente.
Conclusion : le seul fait apparemment établi avec certitude, c'est qu'une société dénommée IMEDA, alors dirigée par un certain Éric Danon et ayant employé Bernard Kouchner comme consultant, a demandé à l'État gabonais, le 2 août 2007, règlement d'une facture de 817 000 euros.
Où est l'affaire ?