Cohabitation difficile ou xénophobie facile ?
(Texte initialement publié sur Blogger)
Il est toujours intéressant de constater comment tel ou tel billet, article, texte, écrit - en réalité, tout message - ne recouvre pas forcément la même signification, le même territoire de la pensée, si j'ose dire, pour celui qui l'émet et pour ceux qui le reçoivent.
Par exemple, j'ai lu récemment quelques articles économiques fort intéressants sur l'immigration comme moyen de relance économique, et me suis empressé de m'en faire l'écho sur ce blog. Une fois l'idée de base énoncée, et quelques précisions apportées, j'ai conclu mon petit billet par une ouverture sur la situation française, ou du moins l'analyse que j'en fais, en matière d'immigration et d'économie. La solution proposée ci-dessus, disais-je, aurait bien peu de chances d'être appliquée chez nous.
Quelle ne fut pas ma surprise de constater que mon billet avait été profondément mécompris, tant sur la forme que sur le fond : d'une part on ne discutait pas de l'idée en elle-même, mais de l'immigration en France, c'est-à-dire de mes trois dernières lignes plutôt que des cinq paragraphes précédents ; d'autre part, la majorité de mes commentateurs passait en pertes et profits l'idée qu'il s'agissait en l'occurrence attirer une immigration de propriétaires et d'investisseurs. Le débat glissant immédiatement sur l'immigration en elle-même, sur l'étranger chômeur, miséreux, venant s'installer chez nous pour percevoir toutes sortes de bienfaits sociaux sans apporter sa pierre à l'édifice national.
Il faut dire que le terrain était propice : la semaine dernière, déjà, un billet de Mathieu L. sur l'islamisme, au demeurant assez modéré, a donné lieu à une série de réactions en cascade parmi les membres du Réseau LHC, pour en arriver à l'exclusion de Scheiro, auteur du blog Cloudy Days.
Comment en est-on arrivé là ? Au terme d'un glissement assez proche de celui décrit plus haut, d'ordre quasiment synaptique, les commentaires sous le billet de Mathieu ont rapidement dévié sur l'interdiction ou non du voile islamique - ou de la burqa, la confusion subsistant dans le débat - à l'école et dans les lieux publics. Assez vite, Roman Bernard se fendait d'un billet réclamant un modus vivendi sur le voile, assorti de l'obligation d'évoluer visage découvert en public, suivi par René Foulon, qui arguait d'une incompatibilité apparemment insoluble entre leur culture et la nôtre.
C'est sous ce billet, en commentaires, qu'a éclaté une dispute entre René et Scheiro, ce dernier qualifiant les propos de René de xénophobes. Ces propos, je les livre à votre sagacité :
Si telle femme musulmane porte une bourka parce qu'elle y est contrainte, je me féliciterais que la loi de mon pays en interdise l'usage. Si, au contraire, elle la porte volontairement en application de ses principes religieux ou culturels, alors qu'elle la porte, mais dans son propre pays et pas ici. Sa culture est CONTRAIRE à la nôtre (et je ne parle pas ici QUE de la bourka). Si elle vit ici, c'est à elle de s'adpater, pas à nous…
(…)
Je ne veux pas que la France devienne un “patchwork” de cultures, avec des ilôts musulmans, des îlots bouddhistes, des îlots juifs, hindous, animistes, que sais-je ? Ces “îlots” dont je parle deviennent rapidement, partout où le multiculturalisme a droit de cité, des bastions du communautarisme. Je REFUSE l'un et l'autre.
Je sais, pour l'avoir côtoyé au sein du comité directeur du Réseau LHC, que René n'est ni raciste ni un raciste. Il a su notamment faire preuve d'une grande vigilance lors de l'admission heureusement avortée d'un certain auteur d'extrême droite au sein du du réseau, dont Toréador s'est fait l'écho.
Mais, comme j'ai déjà eu l'occasion de l'expliquer, je n'accepte pas que l'on préfère s'en tenir à juger l'auteur, et l'auteur uniquement, alors que c'est le discours qui importe. Et ce discours, je dois l'admettre malgré ma sympathie pour René, me gêne. Dans cette dénonciation du multi-culturalisme, je perçois un exemple de ce que Jean-Claude Milner qualifie d’universel facile, né d'un héritage corrompu de la proclamation de Paul de Tarse :
Il n'y a plus ni Juif ni Grec, ni l'y a plus ni esclave ni libre, il n'y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. (Gal. 3, 28 ; trad. Segond.)
Une lecture rapide, viciée, de cette phrase substitue à l’universalisme impossible de Paul un universalisme facile, auquel chacun accède par la négation de sa différence ; par la rature de son nom.
Cette exigence pour tous de n'être qu'un, sous une seule culture, cette sommation de s'adapter à des “principes religieux et culturels” que seule une vue de l'esprit peut permettre de considérer comme uniformes et unanimement représentatifs d'une identité française, n'est-ce pas en réalité un rejet de la différence ? Cette peur de l'apparition “d'ilôts” “muslmans, bouddhistes, juifs, hindous, animistes” - bref, “pas-nous” -, n'est-ce pas en réalité la peur de l'étranger ?
De la même manière, la dénonciation permanente d'un communautarisme largement fantasmé, d'une immigration forcément pauvre, forcément improductive, refusant forcément de se fondre dans la masse, faisant l'objet d'amalgames aussi douteux qu'abusifs avec l'exercice de la liberté religieuse, n'est-elle pas la version autorisée, acceptable, facile, d'un rejet atavique dont Freud explique qu'il n'est que l'expression par d'autres moyens d'un refoulé pour ainsi dire aussi ancien que l'humanité elle-même ? Pour citer Lévi-Strauss :
Le contenu de la prohibition n'est pas épuisé dans le fait de la prohibition ; celle-ci n'est instaurée que pour garantir et fonder, directement ou indirectement, immédiatement ou médiatement, un échange.
En refusant précisément cet échange, ne cherche-t-on pas, inconsciemment, à revenir sur la prohibition ?
Je n'utilise pas ici la forme interrogative par goût de l'effet de style, mais bien parce que je ne pense pas détenir de réponse définitive à ces questions. Milner encore :
En vérité, Paul de Tarse, pris à la lettre, se tient au plus loin de l'universel facile ; il énonce une doctrine de l'universel impossible. (…) L'athée véritable, quant à lui, est un apostat et un infidèle (…). Loin du facile et de l'impossible, il emprunte la voie étroite de l'universel difficile.
Ces questions, Scheiro les a soulevées avec peut-être - probablement - trop d'agressivité, mais elles méritaient de l'être.
Je n'ai pas voté son exclusion de notre réseau : je ne saurais dire si René l'a demandée pour des raisons de forme ou de fond. Dans le premier cas, il est bien dommage que ce qui ne serait alors qu'une simple dispute ait pris de telles proportions ; dans le second, il est grand temps que nous discutions du sens de la deuxième lettre de notre nom, qui doit nous rappeler qu'il n'est pas de vie en société sans acceptation de l'autre et de sa différence, ni de liberté sans tolérance.
C'est cela, l'universel difficile.