Quelques observations sur le “droit à l’oubli”
NetEco signale la rédaction par deux sénateurs de l'opposition d'une proposition de loi “visant à mieux garantir le droit à la vie privée à l'heure du numérique”. Outre un volet de prévention/sensibilisation totalement anecdotique, deux grandes séries de mesures sont envisagées : permettre aux individus de “faire disparaître” du réseau certaines données les concernant (par un renforcement des dispositions de la loi Informatique et libertés) ; et remettre la gestion des fichiers utilisés par la police au pouvoir réglementaire plutôt qu'au Parlement.
Concernant la première série de mesures :
1/ L'idée même d'un “droit à l'oubli” relève, il me semble, du pur fantasme — sur Internet comme partout ailleurs. Avant l'apparition de l'informatique, il ne serait venu à l'idée de personne de proposer une loi visant à supprimer des morceaux de mémoire collective. Dès lors, le simple fait que la technologie permette (semble-t-il à certains parlementaires) de réaliser en partie cette prouesse ne saurait justifier d'y avoir recours.
Nos actes, nos déclarations passées ne peuvent être effacés d'un revers de la main ; et c'est tant mieux.
2/ Si Internet semble changer la donne en fixant de façon définitive certains aspects de nos vies, il ne s'agit, précisément, que d'une apparence. Sur le réseau, il serait faux d'imaginer que “rien ne se perd, rien ne se créé”. À chaque seconde, de nouvelles informations sont fixées sur des serveurs ; d'autres sont copiées de l'un à l'autre ; d'autres enfin sont irrémédiablement perdues, ou enfouies sous la masse des données nouvelles, plus récentes.
L'être humain refoule les informations dont il ne veut pas tenir compte ; l'ordinateur classe celles dont il n'a plus besoin.
3/ Comme (trop) souvent chez nous, il plane au-dessus de ce projet l'idée que c'est en contraignant un peu plus les entreprises que l'on protège la liberté individuelle. Aux termes de ce raisonnement sinueux, le meilleur moyen d'assurer la liberté des uns, c'est de restreindre celle des autres.
D'une part, toutes les entreprises ne sont pas de puissantes multinationales comme Google ou Microsoft, en mesure de payer des armées de spécialistes en protection de la vie privée pour respecter les lois en vigueur. Dans le domaine des nouvelles technologies en général et sur le web en particulier, les acteurs les plus innovants sont de toutes petites entreprises ; Twitter, par exemple, a commencé comme un simple “side project” au sein d'une autre structure. Formaliser davantage l'offre de services sur le web, même à partir des meilleures intentions, c'est inévitablement étouffer l'innovation.
D'autre part, même la plus puissante des multinationales ne saurait représenter pour la liberté individuelle le dixième de la menace que peut porter un État souverain. On imagine mal, pour conserver le même exemple, Google ou Microsoft décider de dépenser des fortunes pour anéantir l'existence ou la liberté de simples individus — on voit mal où serait leur intérêt là-dedans. Certains États, en revanche, y voient précisément une condition de leur survie, et consacrent à cette tâche une part importante de leurs budgets. La maîtrise de l'information est même un de leurs objectifs prioritaires. Voir la Chine ou l'Iran, ou encore le Venezuela.
Concernant la seconde série :
4/ Une proposition de loi un peu plus ancienne, déposée à l'Assemblée nationale par une députée PS et un UMP, prévoyait que relève du pouvoir législatif toute création ou modification d'un fichier de police national ou local. La proposition sénatoriale vise à assouplir la procédure, en ne remettant entre les mains du Parlement que la création de “catégories” de fichiers de police ; la mise en oeuvre des fichiers eux-mêmes relèverait alors du pouvoir réglementaire.
À titre anecdotique, il est piquant de constater que tout se passe comme si les rôles étaient inversés : au PS et à l'UMP, partis de gouvernement, il s'est trouvé des députés pour souhaiter restreindre la sphère d'action gouvernementale ; et au Modem et chez les Radicaux de gauche, certains sénateurs préfèreraient laisser les coudées franches à un pouvoir dont ils sont tenus écartés.
5/ Pour donner le change, on croit utile de rappeler que les “caractéristiques les plus importantes” des fichiers continueront de relever de la compétence législative. Quelles sont ces caractéristiques ? Selon la proposition : “les services responsables des fichiers, leurs finalités et la durée de conservation des informations traitées”. C'est bien le moins ; mais c'est surtout trop vague.
6/ Sur le fond, l'argument de la souplesse et de l'esprit pratique développé par les sénateurs ne tient pas : l'autorité du Parlement sur la création de fichiers de police relève bien évidemment de la protection élémentaire des libertés individuelles contre l'arbitraire du pouvoir. L'actualité récente a donné l'occasion de constater l'importance et la vivacité du débat sur l'opportunité, le contenu et l'utilisation de tels fichiers. Où mener un tel débat mieux qu'au Parlement ? Comment accepter de l'éluder à la faveur d'une série de décrets ?
Remarques finales :
7/ Le texte déposé doit instituer un “droit à l'oubli” imaginaire au profit des honnêtes gens victimes des turpitudes des multinationales, mais il autorise le pouvoir à piétiner ce qui en tient lieu dans les sociétés démocratiques : la prescription.
8/ Ainsi donc, cette proposition de loi revient à restreindre la liberté des acteurs privés sur le réseau tout en augmentant la marge de manœuvre du pouvoir réglementaire en matière policière. C'est à croire qu'aux yeux de ses auteurs, l'entrepreneur constitue une menace pour la société au même titre que le délinquant !
Drôle de façon, en tout cas, de garantir les libertés individuelles…