En séance  

(Texte initialement publié sur Tumblr)

– Bonjour, Docteur.

– Bonjour. Asseyez-vous, je vous en prie.

– Merci.

– Alors, dites-moi, qu'est-ce qui vous arrive, cette semaine ?

– Eh bien, c'est comme je vous ai dit au téléphone, Docteur. J'arrive pas à réécrire.

– Excusez-moi, mais on s'en fout un peu. Ça ne sert à rien de réécrire. Ce qui est écrit n'est ni à écrire ni à réécrire.

– Pardon, Docteur. Je me suis mal exprimé. (Quoi que…) Je voulais dire : je n'arrive pas à me remettre à écrire. Vous comprenez ? J'avais un blog, dans le temps, et j'avais quelques lecteurs. J'ai même été reconnu dans des lieux publics deux ou trois fois. Mais là ça fait plus d'un an que rien, niet, zip.

– En quoi ça vous pose problème ? Vous m'avez l'air tout-à-fait équilibré comme garçon.

– Vraiment ? Vous trouvez ?

– Euh, enfin, en comparaison avec les quatre de ce matin à la clinique, je veux dire. Mais bon. Alors ? Pourquoi ça vous gêne, de ne plus écrire ?

– Mais parce que c'est terriblement agréable, d'écrire et de publier ce qu'on pense ! On se sent quand même un peu moins con, même quand on écrit des conneries ! C'est la magie de l'écriture !

– Moui… Je vois… Concrètement, qu'est-ce qui vous empêche de recommencer à écrire vos conneries, alors ?

– Ben je ne sais pas. J'espérais un peu que vous m'aideriez à le savoir, pour être honnête. Pourtant je fais pas souvent confiance aux médecins.

– Et vous avez bien raison.

– Je ne vous le fais pas dire. En fait, c'est comme si mon processus d'écriture s'était scindé en deux : soit j'ai une super idée de papier, et c'est jamais le bon moment de la développer ; soit j'ai une soudaine envie d'écrire et un moment de paix devant moi, et là je n'ai strictement rien à raconter.

– Moui…

– Vous trouvez pas que ça ressemble un peu à ces couples qui se plaignent de l'extinction de leur vie sexuelle ? Vous savez, ces gens qui ne font plus l'amour parce qu'ils n'ont plus jamais envie en même temps ?

– Non, ça n'a absolument rien à voir.

– Mais si, enfin. Mon goût d'écrire c'est le monsieur, et mon inspiration c'est la dame. Et depuis le temps qu'ils font chambre à part, ils sont tout rouillés.

– Vous écriviez sur quoi, au juste ? Parce que j'ai du mal à visualiser, là…

– Sur la politique, l'économie, la finance, tout ça.

– Ah bon.

– Oui oui. J'étais pas mauvais. Un peu trop sérieux, mais pas mauvais. D'ailleurs, quand les rapports ont commencé à sérieusement s'espacer, j'ai essayé de me mettre à l'humour, histoire d'épicer un peu la relation. Ça a fonctionné un moment, mais le soufflé est vite retombé.

– C'est souvent le cas quand on refuse d'identifier les causes profondes du malaise. C'est bien de prendre du plaisir, mais il faut retrouver une direction commune.

– Comment on fait, pour retrouver une direction commune ?

– Parfois, il suffit de se demander pourquoi on s'est mis ensemble au début. Ce qu'on a aimé chez l'autre. De revenir aux sources !

– Intéressant. Donc il faudrait que je retrouve la raison pour laquelle j'ai commencé à bloguer il y a sept ans ?

– Moui… Vous aviez commencé pourquoi ?

– À l'époque j'habitais à New York, et j'avais été sidéré de voir que personne en France ne parlait du Darfour alors que George Clooney faisait le tour des talk-shows américains pour raconter le génocide. Alors j'ai écrit un billet là-dessus, et du coup j'ai ouvert un blog pour le publier. Après, j'ai un peu écrit pour des think tanks, et quand je suis rentré en France j'ai rencontré plein de gens grâce aux blogs. Donc ça m'a encouragé à continuer. Je crois que c'est pour ça que j'écrivais, à l'époque, finalement : pour le plaisir de rencontrer des gens avec qui j'étais pas d'accord. Je crois que j'ai fini par perdre ce goût un peu pervers… Parce que c'est un peu pervers, vous trouvez pas ?

– Moui… 9, 2, 5, 4… Dites, vous vous y connaissez en Sudoku ?

– C'est peut-être pour ça que je n'y arrive plus : je me concentre sur moi-même au lieu de rechercher le plaisir de la conversation. Pardon ? Non, j'ai horreur des jeux de chiffres. Quel est le rapport ?

– Ah, zut. Tant pis. Bon, la séance est terminée. À la semaine prochaine. Et n'oubliez pas le chèque, hein.

 
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