Les smart contracts sonnent-ils le glas du droit 1.0 ?
L’idée est plus ancienne qu’il n’y paraît, mais les progrès de la cryptographie, Blockchain en tête, l’ont propulsée sur le devant de la scène depuis quelques mois : les contrats papier négociés à la serpe par des hordes d’avocats ou rédigés au fin fond d’un bureau par un service juridique coupé de la réalité, c’est terminé — place à l’ubérisation du droit avec les smart contracts !
Les logiciels dévorent le monde, c’est bien connu, et le droit 1.0 sera leur prochain sandwich. Mais avant de signer (c’est le cas de le dire) l’arrêt de mort des préambules interminables et des mises en demeure par lettre recommandée, voici un rapide tour d’horizon de ce que sont vraiment les smart contracts, de leur utilité réelle et des défis qu’ils posent à la science juridique.
Qu’est-ce qu’un smart contract ? #
Le terme de smart contract désigne un contrat capable de s’exécuter lui-même, sans besoin d’une intervention humaine.
L’idée derrière les smart contracts revient donc à remplacer le contrat traditionnel, un document juridique signé entre les parties, par un programme informatique. Un tel programme définit les règles qui régissent l’exécution du contrat et prévoit les conséquences de leur respect ou de leur violation de la même manière qu’un contrat classique. Mais il peut, à la différence de ce dernier, intégrer lui-même l’information extérieure, la traiter au regard des règles du contrat, et exécuter automatiquement les conséquences.
Si le concept a été formalisé en 1994, son essor est plus récent, principalement en raison de l’apparition de technologies comme la Blockchain, qui permettent d’authentifier et de sécuriser le contenu des contrats et le consentement des parties.
À quoi ça sert ? #
Le mécanisme est plus ancien qu’il n’y paraît. Un bête distributeur automatique de boissons, par exemple, fonctionne de la même manière : si un soda coûte deux euros et qu’il en reste au moins un en stock, l’insertion d’une pièce de deux euros et la sélection du soda entraînent la libération de la canette. En termes juridiques, vous avez bien passé un contrat pour l’achat d’une canette de soda, mais l’exécution de contrat est automatisée par une machine.
Dans leur version moderne, les smart contracts peuvent être utilisés pour modéliser n’importe quelle transaction dont l’exécution repose sur le traitement de données : d’une vente immobilière à l’exécution d’un instrument financier complexe en passant par le vote d’un conseil d’administration ou le versement de royalties à un artiste.
L’industrie financière en particulier fournit de très nombreux cas d’usage :
- un prêt pourrait être accordé automatiquement à l’emprunteur s’il répond à une série de critères, le capital versé sur son compte, et la caution actionnée en cas de défaut ;
- dans une succession, la répartition du patrimoine et les conditions d’attribution pourraient être réglées à l’avance et exécutées sans risque d’interprétation conflictuelle ou de malveillance ;
- à l’occasion d’une vente immobilière, le contrat pourrait être validé dès le prêt accordé par la banque et la remise des clés confiée à un séquestre automatisé qui se chargerait, une fois les conditions levées, de libérer le paiement à l’attention du vendeur et de transférer dans le même temps les clés à l’acheteur ;
- sur les marchés, la transformation des instruments financiers les plus complexes en smart contracts pourrait rendre les transactions à la fois plus sécurisées et plus transparentes.
Quels sont les risques ? #
Certes, le remplacement du bon vieux contrat paraphé et signé par un script informatique offre des avantages indéniables en matière de sécurité juridique et de prédictibilité du droit. Mais l’intervention humaine, si elle ralentit les processus et engendre des coûts incompressibles, a parfois du bon.
Les smart contracts ont les défauts de leurs qualités : en premier lieu, ils reposent sur l’idée selon laquelle les parties sont en mesure de déterminer tous les aspects de leurs négociations à l’avance. Or le contrat parfait n’existe pas et n’existera jamais : même un accord longuement et méticuleusement négocié et rédigé peut s’avérer imprécis ou incomplet au moment de l’exécution, ne serait-ce parce que le contexte ou les conditions des parties ont changé. Avec un cocontractant bien choisi, on peut toujours s’entendre pour ajuster l’application en fonction du contexte ; mais si l’exécution devient automatique, comment faire ?
En outre, les avocats savent exploiter, quand c’est nécessaire, une ambiguïté ou une imprécision de langage pour orienter l’interprétation d’un contrat en faveur de leur client. Le langage informatique a sa propre version de ce type de défaut : les bugs. Et donc, de la même manière qu’aucun contrat traditionnel n’est à l’abri d’une ambiguïté ou d’une imprécision de langage humain, un smart contract court le risque de voir son exécution bloquée ou altérée par un bug informatique.
Comment réguler les smart contracts ? #
C’est la question à mille francs. Nos institutions judiciaires, même imparfaites, s’appuient sur des siècles d’expérience en matière d’interprétation du langage humain pour assurer la régulation des relations contractuelles non-automatisées ; comment réguler ces nouveaux contrats, basés sur un langage informatique indéchiffrable par les non-initiés ? Le langage juridique peut s’avérer hermétique au commun des mortels au point d’être incompréhensible sans le conseil d’un avocat spécialisé : l’avènement des smart contracts nous conduira-t-il à remplacer juges et avocats par des experts informatiques, voire par des robots ? Certains ne sont pas loin de le penser.
Mais, compte tenu de leurs limites, les smart contracts représentent une évolution plutôt qu’une menace pour l’ordre juridique. Deux arguments appuient cette idée :
La complexification des transactions, et surtout le développement de la régulation par la loi et le règlement, ont abouti à dissocier partout le contenu du contrat — la cause — de son application — la conséquence. Dans un mouvement inverse, il est prévisible que les smart contracts automatisent le passage des causes aux conséquences au point de les rendre bientôt indissociables à l’œil nu. Mais le droit français, pour ne prendre que cet exemple, a reçu du droit romain un héritage juridique parfaitement adapté aux transactions dont l’exécution elle-même constitue la matérialisation légale : les contrats réels.
C’est dire que notre droit et nos institutions ne sont pas aussi démunis qu’il n’y paraît face aux smart contracts.
Enfin et surtout : les praticiens non plus ! Dans un environnement de plus en plus complexe, les avocats ne deviennent pas inutiles mais au contraire de plus en plus indispensables… à condition de savoir s’adapter. Les smart contracts pourraient faire apparaître un nouveau genre d’avocats, dont le rôle serait moins la rédaction d’actes au kilomètre que la production, pourquoi pas en collaboration avec des développeurs informatiques, de contrats de plus en plus intelligents et adaptés aux besoins de leurs clients.