Mediapart et la rumeur
(Texte initialement publié sur Posterous)
J’ai parfois l’impression que nous prenons un malsain plaisir, dans ce pays, à tourner et retourner nos valeurs comme font ces aliénés qui se scarifient en grattant jusqu’au sang les plaies qu’ils se sont données.
C’est, il me semble, ce que fait Mediapart ces derniers jours. À lire la prose de Laurent Mauduit, un véritable Watergate est en train de se jouer entre l’Élysée et les grandes écoles ; ce n’est plus seulement la laïcité républicaine qu’on piétine — c’est la méritocratie française qu’on sacrifie.
Mais si on analyse un instant les faits, que reste-t-il de tout cela ? Une simple rumeur. J’emploie le mot « rumeur » parce qu’à l’heure où j’écris ces lignes, c’est le seul nom que l’on puisse donner à cette histoire.
Tandis que l’État prévoit habituellement que les examens et concours de l’éducation nationale ne se tiennent pas le jour d’une fête majeure observée par les grandes religions du pays, il a été omis cette année d’inclure dans la circulaire prévue à cet effet deux dates, les 20 et 26 avril, lors desquelles la religion juive interdit le travail. Que cela pose un problème, nul ne peut le nier. Qu’à ce problème, il se soit trouvé des gens pour rechercher une solution, on devrait s’en féliciter — sauf à accepter, au nom de la laïcité, d’organiser un examen un 25 décembre ou un 1er janvier.
Or, quel est le scandale que révèlent les sources (anonymes, cela va de soi) citées par le journaliste ? Quelle est la manoeuvre dont font état les documents qu’il expose comme le Paty de Clam son bordereau ? Que le problème, l’État en a reconnu l’existence ; qu’une solution, il a entrepris d’en apporter une. Derrière une rhétorique indignée (« C’est un fait exceptionnel dans l’histoire de l’éducation nationale »), au-delà d’analogies à l’historique trop bien connu pour être véritablement innocentes (« De la même façon qu’il fait plaisir, dans d’autres circonstances, aux plus grandes fortunes dont il est le porte-drapeau… »), on ne trouve rien d’autre que cela.
Une erreur humaine a été commise, qui condamne une dizaine de personnes à redoubler une année de classe préparatoire si elles décident d’exercer leur liberté religieuse ; ne serait-elle pas ici, la rupture d’égalité ? Pour réparer cette erreur, des pistes sont explorées ; aucune n’est satisfaisante — sauf à considérer qu’il est satisfaisant d’enfermer un étudiant pendant toute une journée pour lui faire passer une épreuve de quatre heures en pleine nuit, avant de composer à nouveau le lendemain matin à huit heures, le tout en raison d’une étourderie lors de la rédaction d’une circulaire.
À aucun moment, il n’est rapporté la preuve que cette mauvaise solution a été retenue par l’État pour corriger son erreur. Mediapart lui-même confirme d’ailleurs que ce ne sera pas le cas, dans un second article où est révélé le fameux « document » — mais on préfère parler de « démenti » : s’il y a démenti, c’est qu’il y a eu information.
On m’opposera qu’à la différence du bordereau du Paty de Clam, la note envoyée par le directeur de l’École centrale n’est pas un faux. Mais si celui qui brandit un faux peut au moins, lorsque le vent tourne, se déclarer victime collatérale de la supercherie, celui qui lit dans un acte authentique une accusation n’y figurant pas n’a même pas cette excuse.
Les seules victimes dans cette affaire, ce ne sont ni la laïcité, qui est un principe assez fondamental pour survivre à un oubli administratif, ni la méritocratie, qui structure assez profondément l’enseignement français pour se moquer du sort d’une poignée de jeunes gens victimes d’un problème de calendrier. Remettons donc les faits à l’endroit, et soucions-nous, ne serait-ce qu’un instant, un peu moins des grandes idées et un peu plus des petites personnes : les seules victimes, il faut bien l’écrire, ce sont ces quelques Juifs qui, en apprenant la date de leur concours, ont immédiatement compris que l’année qu’ils venaient de passer en prépa compterait pour du beurre.
Par les temps qui courent, les institutions ne doivent plus être invoquées pour servir les personnes mais pour les enclaver. Ainsi l’exercice d’une liberté — de toute liberté — se voit transformé en chef d’accusation. Avoir pu, le temps d’une tentative désespérée, penser qu’on leur sauverait la mise : voilà en réalité la faute reprochée à ces étudiants et à ceux qui ont voulu les aider. La rumeur attendait d’eux, comme elle attend des autres, qu’ils respectent notre immense besoin de tranquillité ; qu’ils se taisent et acceptent leur sort sans broncher.
On n’aurait plus entendu qu’un bourdonnement — celui de la multitude qui, ayant achevé de soumettre chacune des minorités qu’elle devait émanciper, ne fait plus que tourner sur elle-même. Revient à l’esprit ce vers de Miłosz :
L’odeur du silence est si vieille…