Notre vie privée ne doit pas devenir une victime collatérale du coronavirus  

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Alors que les États luttent pour ralentir la propagation du coronavirus et protéger les populations, l’analyse massive de données et le traçage des individus doivent-il intégrer l’arsenal anti-pandémie des démocraties ?

Les régimes autoritaires, par hypothèse peu respectueux des libertés individuelles, ne peuvent nous servir d’inspiration. La Chine n’a pas attendu le Covid-19 pour surveiller sa population à coups de reconnaissance faciale, d’intelligence artificielle et de « big data ». Les vidéos de vieilles dames reconduites chez elles par des drones ou de policiers équipés de masques mesurant la température des passants pour appréhender manu militari les infectés potentiels font sensation sur les réseaux sociaux, mais ne nous apprennent, au fond, pas grand-chose.

L’essayiste Nassim Nicholas Taleb qualifie de « black swans » (« cygnes noirs ») les événements dont le caractère surprenant et les effets dévastateurs prennent à revers les gouvernements, bousculent nos certitudes les plus ancrées et changent le monde sur le long terme. L’éruption de la Première Guerre mondiale, le krach de 1929 ou encore le 11 Septembre sont de bons exemples.

De la Première Guerre mondiale, nous avons hérité la forme moderne des passeports et du contrôle aux frontières ; nous devons à la Grande Dépression les régulations boursières et l’État-providence ; quant au 11 Septembre, il a donné naissance au « théâtre de la sécurité » (Bruce Schneier, Beyond Fear), avec une présence militaire et policière dont l’effet est plus souvent psychologique que réel.

La pandémie de Covid-19, par sa brutalité, son impact encore difficile à mesurer et son caractère fulgurant, est le dernier black swan en date. Quelles traces laissera-t-elle, à terme, sur nos modes de vie ?

Les gestes barrières et le confinement constituent de maigres concessions à nos habitudes compte tenu des risques encourus, et s’y soustraire est égoïste et irresponsable : renoncer pour quelques semaines à une poignée de main ou à une bise, à ses déplacements ou à voir ses proches, c’est bien peu de chose, tout compte fait, si cela peut sauver des vies.

Mais on ne déconstruit pas un système de surveillance d’État aussi facilement qu’on recommence à se faire la bise ou à emmener ses enfants au parc. Il est donc indispensable, en matière de respect de la vie privée, de s’assurer que le moyen est proportionné au but recherché.

Lundi 23 mars, la Commission européenne a demandé aux opérateurs de télécommunications de partager avec elle les données de géolocalisation qu’ils collectent depuis le début de la crise. La création d’une base de données des déplacements des Européens à l’échelle du continent est ainsi à l’étude.

Cette annonce pose au moins deux questions : comment ces données seront-elles anonymisées ? combien de temps seront-elles conservées ? Aucune réponse précise n’a pour le moment été apportée, que ce soit par la Commission ou par les opérateurs. Or, si une telle initiative peut se justifier au regard de la gravité de la situation et des bénéfices envisageables en termes d’analyse, elle ne peut s’envisager sans la transparence qui permettra aux Européens d’en mesurer l’impact sur leurs droits et libertés.

Des dispositifs de traçage individuel sont également envisagés. Certains États, comme Singapour ou Israël, le mettent en œuvre, quoique sur une base de volontariat. Via une application téléchargée sur le mobile de l’utilisateur, les autorités peuvent analyser les contacts entre les personnes testées positives au Covid-19 et les autres, et donc suivre au plus près la progression de l’épidémie.

L’Union européenne et la France doivent-elles suivre cet exemple ? Ici encore, il n’y a pas de réponse facile. Notre attention doit porter sur les finalités précises du dispositif — se contenter d’analyser et de prévenir la propagation du virus, ou prendre des mesures coercitives ? — et sur les moyens engagés — anonymisation réelle ou superficielle ? suppression des données à court terme ou pérennisation du dispositif ?

Qu’il s’agisse d’analyser nos données de géolocalisation ou de mettre en place un système de traçage individuel, l’information devra être complète sur les objectifs poursuivis, sur la nature des données traitées et sur leur durée de conservation. S’agissant du traçage individuel, notre consentement devra être recueilli.

Ces exigences peuvent sembler d’une technicité inadaptée à la gravité de la situation. Mais les épisodes douloureux de la loi sur le renseignement et du fichier biométrique des passeports et cartes d’identité, dit « fichier TES », ont montré combien il était difficile d’obtenir des garanties sérieuses lors de la mise en place de ce type de dispositifs.

Surtout, notre capacité à poser ces questions et à exiger des réponses claires conditionnera pour les années à venir l’héritage de la crise du Covid-19, entre le renouveau de la solidarité nationale d’un côté et la banalisation de la surveillance de masse de l’autre.

Il est de notre responsabilité d’Européens et de démocrates de ne pas laisser la protection de notre vie privée devenir une victime collatérale du coronavirus.

 
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