Pourquoi le Conseil constitutionnel a entamé sa mue, et comment il peut la mener à terme
Quelle mouche a piqué le Conseil constitutionnel ?
L'année dernière, sa décision quasi-démissionnaire a sujet de la loi renseignement, validée dans les grandes largeurs, laissait craindre le pire pour l'indépendance et surtout pour la capacité des sages à défendre l'état de droit contre les prises d'assaut répétées de la majorité comme de l'opposition.
Une série de décisions courageuses #
Depuis, rien n'a changé en théorie mais tout est différent en pratique. Contre toute attente, le Conseil constitutionnel a tenu tête à l'exécutif sur des sujets stratégiques : l'état d'urgence, avec des décisions pour encadrer les assignations à résidence puis les saisies informatiques, et même faire cesser les perquisitions administratives ; le droit de visite dans les prisons ; le travail le dimanche à Paris ; et donc, aujourd'hui, le régime des écoutes hertziennes.
Avec les écoutes hertziennes, le Conseil — le même donc, à quelques retouches près, qui n'avait pas osé toucher à la loi renseignement au moment de sa promulgation — n'a pas hésité à s'en prendre à une institution du renseignement français. Le dispositif (si on peut le qualifier ainsi) date de 1991 : face à l'émoi suscité par la révélation des écoutes sauvages de l'Élysée, le gouvernement prend la seule décision logique à ses yeux : il légalise les écoutes sauvages !
Ainsi l'article 20 de la fameuse loi du 10 juillet 1991 se contente de préciser que “(l)es mesures prises par les pouvoirs publics pour assurer, aux seules fins de défense des intérêts nationaux, la surveillance et le contrôle des transmissions empruntant la voie hertzienne ne sont pas soumises aux dispositions des titres Ier et II de la présente loi”. Et de se garder de préciser, naturellement, à quoi la surveillance hertzienne est en revanche soumise, ou si elle est soumise à quoi que ce soit.
Loi renseignement, acte II #
Qu'une telle folie constitutionnelle soit passée sans encombre à l'époque démontre au moins qu'un certain progrès a été accompli depuis en matière de conscience démocratique. N'empêche, ce régime d'irresponsabilité absolue est resté en vigueur de réforme en réforme, jusqu'à conserver sa place dans le capharnaüm de mesures de la loi renseignement, votée à l'été 2015.
Le Conseil constitutionnel lui-même n'avait pas tiqué au moment d'examiner la loi renseignement — pourtant, nous n'avions pas manqué, avec Gaspard Koenig et GenerationLibre, de soulever des arguments en ce sens. (Nous n'étions pas les seuls !) Il aura fallu une initiative heureuse des “exégètes amateurs” pour lui offrir une seconde chance, avec une question prioritaire de constitutionnalité.
Le sages se sont donc repris, et c'est tant mieux. Mais ils ne doivent surtout pas s'arrêter là : il est temps que le Conseil constitutionnel achève de devenir un organe juridictionnel à part entière. Trois étapes restent à franchir.
Le Conseil constitutionnel doit aller plus loin #
La première, qui pourrait ressembler à un détail mais n'en est pas un, concerne l'habitude prise par le Conseil de différer la date d'effet de ses décisions, voire même d'en limiter la portée aux situations futures. Certes, la Constitution le permet ; mais à trop recourir à cet artifice, non seulement le Conseil ne tient pas assez son rang de juridiction suprême face à l'exécutif et au législateur, mais surtout il créé de l'injustice au lieu d'en réparer. Puisqu'il juge en dernier ressort, que le Conseil constitutionnel juge sans délai.
Deuxièmement, pour juger, il faut être juriste. Or, aujourd'hui, les juristes n'interviennent au Conseil constitutionnel que pour rédiger les décisions, pas pour les prendre. Si le Conseil constitutionnel est un organe juridictionnel, s'il se rattache donc au pouvoir judiciaire et pas à l'exécutif, il doit être composé de magistrats issus du monde judiciaire et pas de personnalités venues du monde politique. Exit les anciens ministres et anciens présidents : place aux juges.
Enfin, au bout du chemin, un Conseil constitutionnel reconnu dans son autorité institutionnelle doit prendre place au sommet de la hiérarchie juridictionnelle, pour permettre d'unifier les ordres de juridiction administrative et judiciaire. Rien ne justifie, en dehors de la force des habitudes, que tout un pan du droit français, celui qui régit les relations entre les justiciables et l'État, échappe au contrôle de l'autorité judiciaire, alors qu'aux termes de la Constitution elle-même c'est cette dernière qui est garante de la liberté individuelle. L'administration doit cesser d'être juge et partie à ses propres procès.
Bien sûr, si la première de ces étapes ne dépend que du bon vouloir du Conseil constitutionnel, les deux suivantes appellent une réforme institutionnelle profonde, et donc une volonté politique qui aille au-delà des défenseurs des droits et libertés et des clivages partisans.
Il n'est pas interdit d'espérer.