Pourquoi le nouveau méga-fichier du gouvernement va mal finir
Vendredi 28 octobre, le gouvernement a lancé, par décret, la constitution d’un fichier unique pour les passeports et cartes d’identité, répertoriant notamment, pour tous les citoyens français disposant d’au moins l’un des deux titres : nom, date et lieu de naissance, sexe, couleur des yeux, taille, domicile, photographie, empreintes digitales, adresse e-mail, ainsi que les noms, nationalités, dates et lieux de naissance des parents.
Objectif annoncé : simplifier des formalités d’obtention et de renouvellement des titres d’identité. Voilà qui peut sembler louable. Mais, à y regarder de plus près, non seulement l’affaire est inquiétante pour les droits et libertés, mais elle pourrait bien déboucher sur un nouveau fiasco pour le gouvernement…
Un air de déjà-vu #
Si vous avez l’impression d’avoir déjà entendu parler de ce sujet et de la polémique qu’il suscite, pas d’inquiétude : vous ne devenez pas sénile. Le pouvoir précédent, sous Nicolas Sarkozy, avait tenté d’instituer exactement le même fichier à l’occasion d’une loi datant de mars 2012 « relative à la protection de l’identité ».
Si le fameux fichier n’a pu voir le jour, c’est en raison de l’intervention du Conseil constitutionnel, qui a censuré la loi pour trois raisons liées au droit au respect de la vie privée :
- L’ampleur des données collectées sur « la quasi-totalité de la population française », et notamment les empreintes digitales, considérées comme « particulièrement sensibles » ;
- Les caractéristiques techniques du fichier, qui le rendraient utilisable « à d’autres fins que la vérification de l’identité d’une personne » ; et enfin
- Le fait que la loi autorise l’utilisation du fichier « à des fins de police administrative ou judiciaire ».
Un tour de passe-passe pour contourner la jurisprudence du Conseil ? #
Quatre ans et une nouvelle majorité plus tard, le prétexte au fichage a changé — la protection a cédé la place à la simplification —, mais les données collectées sont strictement les mêmes, et les usages guère différents : là où la loi de 2012 autorisait l’utilisation du fichier pour toute une série de motifs policiers ou para-policiers, le décret de 2016 ne recadre qu’en apparence le champ des possibles. Ainsi, l’inventaire à la Prévert des motifs d’utilisation1^ est remplacé par deux grandes catégories : les atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation et les actes de terrorisme.
Le gouvernement fait donc le pari que le resserrement des motifs d’utilisation du fichier permettra de remplir le critère de proportionnalité entre l’objectif d’intérêt général poursuivi et les moyens empruntés. Dans la pratique, bien sûr, l’idée reste de constituer un fichier massif, centralisé et biométrique de la population française, et de le mettre à la disposition des services de police. Et tant pis pour les points Godwin.
Ce coup de gomme suffira-t-il à contourner la jurisprudence du Conseil constitutionnel ? On est en droit d’en douter sérieusement : les griefs liés à la nature du fichier et aux risques de dérive valent toujours, et, sauf à considérer que la lutte contre le terrorisme ne relève pas des opérations de police, le troisième tout autant. D’autant plus que, loi renseignement oblige, le décret ouvre l’accès du fichier aux services de renseignement…
Le Parlement laissé sur la touche #
Et puis, en passant cette fois-ci par le décret plutôt que par la loi (pour éviter une nouvelle polémique au sein de sa majorité, et peut-être aussi une saisine directe du Conseil constitutionnel), le gouvernement se tire une balle dans le pied.
En effet, l’article 34 de la Constitution, avant d’instituer le fameux critère de proportionnalité qui a fait défaut en 2012, réserve surtout au législateur le pouvoir de fixer les règles applicables en matière de libertés publiques et de procédure pénale. Autrement dit, si la loi de 2012 n’était pas conforme à l’article 34 en raison de sa rédaction, le décret de 2016 le viole par nature ! Peu importe que la nouvelle rédaction colle mieux ou moins bien, au plan cosmétique, au principe de proportionnalité : en matière de libertés fondamentales et de politique pénale, le législateur est seul compétent.
Au-delà de la technique juridique, le fait que le pouvoir exécutif envisage de mettre en œuvre une mesure aussi radicale, inédite en démocratie, sans en passer par le parlement a quelque chose de déconcertant. Comment peut-on organiser la collecte massive des informations personnelles de toute une population sans un minimum de débat et de transparence ? Comment peut-on prétendre parer aux « intérêts fondamentaux de la Nation » sans même consulter ses représentants élus ?
Le rêve d’un Big Brother à la française #
Il faut rappeler qu’un tel fichier n’existe dans aucune grande démocratie : la Grande-Bretagne, par exemple, n’a délivré de cartes d’identité que de 2006 à 2011, date à laquelle le « National Identity Register » a été détruit et toutes les cartes invalidées ; quant à l’Allemagne, si elle a institué une carte d’identité électronique en 2010, les données sensibles sont stockées sur la carte elle-même, par le biais d’une puce, mais pas dans un fichier central ; et aux États-Unis, il n’existe purement et simplement pas de carte d’identité fédérale.
Pour toutes ces raisons, il y a fort à parier que l’exécutif risque de se faire rattraper par la patrouille avant même d’avoir pu tirer parti de cette singulière initiative — dont l’efficacité, d’ailleurs, semble aussi douteuse que le principe…
Les rêves de Big Brother que ce gouvernement semble entretenir devront attendre.