Loi Renseignement : la saisine présidentielle du Conseil constitutionnel en cinq questions
Il a déjà été question ici de la future loi dite « Renseignement », qui pose de sérieuses questions d’ordre démocratique, aggravées par le risque réel de voir la loi passer entre les mailles du filet constitutionnel, à la fois par manque d’opposition parlementaire et en raison de sa nature extra-judiciaire.
Mais ce dimanche, François Hollande a annoncé sa décision de déférer lui-même la loi au Conseil constitutionnel.
Après avoir tenté d’expliquer à chaud sur Twitter pourquoi cette annonce posait autant de problèmes qu’elle en résolvait, j’ai rédigé ci-dessous de façon (je l’espère) plus organisée une petite « foire aux questions » sur le sujet…
1. Depuis quand le Président peut-il saisir le Conseil constitutionnel ? #
La Constitution prévoit depuis l’origine, c’est-à-dire depuis 1958, la faculté pour le Président de la République de saisir le Conseil constitutionnel avant la promulgation d’une loi.
Ce dernier a d’ailleurs longtemps partagé cette prérogative avec les seuls Premier ministre et Présidents du Sénat et de l’Assemblée nationale. C’est une révision constitutionnelle de 1974 qui, en ouvrant la saisine à soixante députés ou sénateurs, a transformé le Conseil constitutionnel de « Conseil d’État bis » en véritable juge de la Constitution. Cette nouvelle saisine a lancé le développement d’une véritable jurisprudence constitutionnelle, et surtout a permis de limiter les abus de majorité d’un régime qui n’avait jusqu’alors jamais connu l’alternance.
La saisine annoncée ce dimanche a toutefois ceci d’original qu’elle porte pour la première fois sur un texte de loi : jusqu’à présent, les saisines présidentielles n’avaient concerné que quelques engagements internationaux ratifiés par le Parlement.
La décision de François Hollande est donc à la fois « naturelle », puisqu’il ne fait qu’exercer un droit prévu par la Constitution depuis l’origine, et tout-à-fait novatrice, puisqu’en déférant un texte de loi plutôt qu’un traité le Président utilise pour la première fois le juge constitutionnel comme un outil de politique intérieure.
2. Une saisine parlementaire reste-t-elle possible ? Quel intérêt, si le Président a pris les devants ? #
Rien dans la Constitution n’interdit qu’une loi soit déférée au Conseil constitutionnel par plusieurs autorités de saisine : des saisines supplémentaires peuvent être enregistrées par le Conseil constitutionnel immédiatement après la désignation d’un rapporteur pour la décision.
Mais il existe une différence fondamentale entre la saisine réalisée par le Président et celle des parlementaires : tandis que le premier se contente de « déférer » la loi au Conseil, qui devra alors en analyser le texte à l’aune des règles constitutionnelles et soulever d’office les incompatibilités, les parlementaires accompagnent généralement leur saisine d’un argumentaire complet, organisé, à l’instar des conclusions des avocats en matière judiciaire, en « moyens » auxquels le Conseil doit répondre point par point.
Ainsi, même si la saisine dite « blanche » du Président leur offre l’assurance de voir le texte atterrir sur le bureau du Conseil, les députés opposés à la loi ont un intérêt sérieux à continuer leur travail de rédaction et de recrutement pour atteindre soixante signataires : celui de faciliter la tâche du juge constitutionnel en lui suggérant directement les inconstitutionnalités relevées dans le texte et donc en lui évitant d’être « juge et partie ».
Ces saisines argumentées, et les décisions beaucoup plus contradictoires ainsi produites, ont indéniablement contribué à l’acquisition des lettres de noblesse du Conseil constitutionnel depuis 1974.
3. Et une QPC ? Sera-t-il possible de saisir le Conseil constitutionnel a posteriori ? #
Si l’annonce faite par François Hollande ne doit rien changer à l’engagement parlementaire contre la loi, elle assombrit en revanche l’avenir des éventuelles QPC (questions prioritaires de constitutionnalité) qui pourraient être déposées après promulgation.
Introduite par une révision constitutionnelle de 2008, la QPC permet à n’importe quel justiciable de saisir en plein litige le Conseil constitutionnel de la compatibilité d’une disposition légale particulière au bloc de constitutionnalité. Deuxième grande avancée démocratique après la révision giscardienne de 1974, la QPC permet ainsi de soumettre à l’examen des « Sages » des textes qui seraient passés entre les mailles du filet avant promulgation1.
Mais dans la mesure où la saisine « blanche » du Président de la République devrait conduire le Conseil à analyser la loi article par article, il semble que toute tentative de QPC sera bloquée par le principe de l’autorité de la chose jugée : aucun juge, pas même constitutionnel, n’est compétent pour trancher une affaire déjà décidée. On peut certes imaginer quelques exceptions (sérieuse zone d’ombre dans la première décision, voire changement important dans la situation de fait) qui pourraient ouvrir la porte à un réexamen, mais les chances sont infinitésimales.
4. Alors, cette décision est-elle ou non une bonne nouvelle pour les opposants au projet de loi ? #
D’un côté oui, c’est plutôt une bonne nouvelle, puisqu’elle fait passer les chances de voir la loi Renseignement arriver sur le bureau du Conseil de « très minces » (malgré les efforts admirables d’une poignée de députés) à 100%.
Mais d’un autre côté, elle coupe doublement l’herbe sous le pied aux opposants au projet de loi :
d’abord parce qu’elle sape le travail de recrutement des députés opposés au texte, en risquant de démotiver les parlementaires qui auraient pu se laisser convaincre de signer une saisine par esprit démocratique ;
ensuite parce que si, comme il est probable, le gouvernement devait demander au Conseil constitutionnel de statuer en urgence, ce dernier n’aurait plus que huit jours pour analyser la loi et relever d’office (surtout en l’absence d’une saisine parlementaire) les violations constitutionnelles qui pourraient y figurer.
Et bien sûr, en sortie, c’est une décision rendue en huit jours et sans contradiction qui bloquera tout dépôt de QPC après promulgation.
5. Au final, comment les opposants à la loi peuvent-ils réagir à cette décision ? #
D’abord, les opposants à la loi doivent intégrer le fait que l’annonce de la future saisine présidentielle ne signifie pas la fin des débats au sujet de la loi Renseignement. Le débat parlementaire doit aller à son terme, ligne par ligne et amendement par amendement, à l’Assemblée nationale comme au Sénat, où le texte doit être voté en termes identiques avant d’être déféré au Conseil constitutionnel.
Ensuite, s’ils ont la chance d’être député ou sénateur, ils doivent réaliser que la probable procédure d’urgence qui sera imposée par le gouvernement au Conseil constitutionnel rend encore plus importante l’existence d’une saisine parlementaire afin d’aider les Sages à ne laisser aucun point important de côté dans leur analyse.
Enfin, ils doivent savoir que même en l’absence de QPC, n’importe quel justiciable peut proposer au Conseil constitutionnel des arguments sur une affaire en cours dans un mémoire généralement appelé « porte étroite » et à soumettre entre l’enregistrement de la première saisine et la délibération de la décision. Cette possibilité vaut tant pour les parlementaires ayant échoué à réunir soixante signatures que pour les experts en droit constitutionnel ou les associations de défense des libertés.
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Par exemple, l’article 20 de la loi de programmation militaire de 2013, par exemple, a été « rattrapé par la patrouille » par une QPC déposée après promulgation. ↩