Je déteste le train
Quand je suis dans le train, cela ne se passe pas bien. Les choses ne se passent jamais bien dans le train
(Texte initialement publié sur Tumblr)
D'abord parce que je tape ce texte sur mon iPad avec mon clavier sans fil pendant qu'au moins trois débiles légers me regardent comme si j'arrivais directement du vingt-cinquième siècle. Ça valait bien le coup de prendre des billets en première.
De toute façon, la première, c'est plus ce que c'était — si ça l'a jamais été. Aujourd'hui, dans les deux classes, vous retrouvez quasi-systématiquement dans votre wagon au moins un exemplaire de chacun des stéréotypes suivants :
le mec qui pue (le mien, en l'espèce, est assis en diagonale face à moi, sur une des deux places extérieures du carré à côté de mon duo) ;
le mec ou la meuf avec un tic particulièrement insupportable (ici, assise à côté du mec qui pue : la vieille qui toussote toutes les trente secondes) ;
le connard qui profite des trois heures qu'il a devant lui pour retourner à voix haute tous ses appels manqués de la semaine (sans commentaire) ;
le super-connard (ou la super-connasse) qui fait une réflexion au connard ci-dessus, donnant le coup d'envoi d'une dispute aussi sonore que stérile, susceptible de dégénérer en pugilat par excès de claustrophobie et de connerie ; et bien sûr, last but not least :
la meuf qui voyage sans livre, sans magazine, sans iPod, sans ordinateur, SANS RIEN, et qui, comme elle n'a pas sommeil et qu'elle se fait chier comme un rat mort, a décidé de se distraire le temps d'un Paris-Marseille en vous observant vous — oui, vous, là, vous — pendant tout le trajet.
La famille nombreuse avec gosses hurlants est en option. En choisissant finement vos dates, vous pouvez raisonnablement espérer que papa aura renoncé à acheter six billets de première classe à 150 euros pièce pour aller rendre visite à sa belle-famille. Tout se paie, et tant mieux.
Vous aurez remarqué que seulement certains de mes stéréotypes se déclinent dans les deux genres. J'assume. Les meufs qui puent dans le train puent rarement autant que les mecs qui puent dans le train ; dans mon expérience, il est bizarrement assez rare qu'une nana téléphone autant qu'un mec dans le train ; et nous vivons dans une société où les hommes apprennent assez rapidement que fixer les gens, ça risque de rapporter soit un poing dans la gueule soit l'impression pas forcément auto-suggérée d'être un pervers de la pire espèce. C'est ainsi.
On songe donc à s'échapper de l'enfer du wagon. On essaie le bar. Oui mais voilà, le bar (outre que c'est un wagon-bar) est un bar plus ou moins directement approvisionné, et surtout très directement animé, par la SNCF. Laisser la SNCF tenir un bar, c'est un peu comme confier la gestion d'un portefeuille de prêts immobiliers à un ancien joueur de foot, la porte d'une boîte de nuit à ma tante, ou n'importe quelle responsabilité à Arnaud Montebourg : ça ne peut pas fonctionner.
— Il vous reste quoi comme sandwiches ?
— Plus rien à part le wrap !
— Ah bon ? Plus de club malin dinde-mimolette sur pain viennois ?
— Ah si, si, ça il m'en reste.
— Et je peux le prendre dans un menu dégustation ?
— Ah non, vous pouvez pas.
— Mais c'est écrit sur la pancarte juste derrière vous.
— Ah, oui.
Et ainsi de suite jusqu'à ce que mon tour arrive enfin :
— Il vous reste quoi comme sandwiches ?
— Plus rien à part le club malin dinde-mimolette sur pain viennois !
— Y'a du beurre dedans ?
— Ah non.
— OK, j'en prends un alors.
— Et avec ceci ?
— Un coca light et des chips, s'il vous plaît.
— Ah, attendez, il me reste plus de clubs malins dinde-mimolette sur pain viennois.
— Va crever, espèce d'ordure.
La dernière réplique, c'est dans ma tête. En vrai, je refuse, dans un élan de dignité, de remplacer le club malin dinde-mimolette sur pain viennois par un risotto aux courgettes, et repars donc avec trois paquets de chips, dont un saveur oignon-fromage, ce que je ne découvrirai qu'une fois revenu à mon wagon.
La moitié du wagon me voit m'asseoir avec mes trois paquets de chips avec autant d'intérêt, d'étonnement et même de fascination que si j'avais entrepris de faire caca sous leurs yeux, en extension sur mon siège. Je les ignore royalement, ressors mon iPad, et commence à écrire une chronique pleine de haine et de ressentiment.
Voilà.
P.S. : Le gars en face de moi, avec qui une lutte sans merci pour l'espace vital de mes jambes s'est engagée dès les premiers kilomètres du trajet, est en train de lire un magazine avec, en couverture : “France : les raisons de ne pas désespérer”.
P.P.S. : Sur la seule base du nombre d'adverbes qu'il renferme, ce texte n'aurait jamais dû passer le filtre entre mon cerveau et Tumblr.
P.P.P.S. : J'arrive dans vingt minutes. La haine a cela de supérieur sur le style et le bon goût qu'elle fait plus vite passer le temps.