Twitter et le journalisme d’hier : la crise de la pertinence

(Texte initialement publié sur Posterous)

J'ai participé, [hier soir à la Boate, à un débat sur le thème : “Twitter, nouveau Pulitzer ?”. Pour en discuter, le Social Media Club avait invité André Fournon (Nice Matin), Philippe Pujol (La Marseillaise), Pierre Boucaud (Marsactu), et donc votre serviteur.

Pour mon intervention, j'avais prévu de partir de l'interdiction faite aux chaînes par le CSA de citer les réseaux sociaux à l'antenne. Manque de bol, le modérateur (Lionel Fleury, directeur de l'école de journalisme de Marseille) a introduit les débats en expliquant que, cette décision étant à son avis sans importance, il valait mieux tout de suite l'évacuer de la discussion.

J'ai alors repensé à la première personne que j'ai entendue dire qu'il fallait être expert d'un sujet pour pouvoir en parler en public : un de mes anciens profs de droit, au début de son cours sur les médias dans les sociétés contemporaines. J'ai donc entrepris de dire à quatre journalistes (et au public) pourquoi leur métier et leurs employeurs étaient condamnés, à très court terme, à s'adapter ou à mourir. Nous avons passé un excellent moment.

Bien sûr, ses effets réels seront très limités : après une période d'obéissance, les radios ont d'ailleurs déjà recommencé à citer Facebook et Twitter à l'antenne. Les télés suivront sans doute. Reste que ce n'est pas dans le réel que cette affaire s'est jouée, mais dans le champ symbolique : qu'une chaîne de télévision ait elle-même demandé au régulateur de restreindre sa liberté éditoriale, ça n'est pas anodin ; que le régulateur ait répondu en cinq lignes, cela pose la question de la nature même de cette décision (acte administratif ou réflexe reptilien ?) ; qu'enfin les autres chaînes s'y conforment malgré l'absurdité du raisonnement et les possibilités de recours, cela éveille des soupçons.

Pas des soupçons de grand complot hertzien contre Facebook et Twitter ; mais des soupçons quant à la prise de conscience ou non des médias de l'ancien monde que rien ne sera plus jamais comme avant. Qu'ils doivent considérer leurs anciens modèles économiques non comme un atout ou une exigence déontologique, mais comme un héritage criblé de dettes.

Pierre Boucaud a fait remarquer que c'est un ancien du Monde, Ewdy Plénel, qui avait battu à plusieurs reprises, avec Mediapart, la presse écrite à la course au scoop politique. Son analyse n'est pas inexacte : le montant des investissements nécessaires au lancement d'un journal traditionnel a longtemps entretenu la presse “old school” dans un entre-soi qui ne favorise ni l'excellence, ni l'émulation professionnelle.

Mais le phénomène ne date pas de l'émergence des médias sociaux : l'histoire du progrès humain s'est écrite au rythme des certaines grandes inventions qui ont brisé des rentes souvent plus anciennes et mieux ancrées que celles dont ont joui les métiers de l'information tout au long du XXème siècle. Les moines copistes avaient exercé leur sacerdoce pendant des siècles quand Gutenberg a détruit leur source de revenus, d'expertise et de fierté. Eux aussi ont commencé par considérer l'imprimerie comme un phénomène anecdotique ; eux aussi ont ensuite cherché à défendre un certain savoir faire prétendument indispensable ; puis ils ont disparu.

Cette réflexion est certainement différente pour chaque métier menacé par le monde qui vient ; et il n'existe probablement pas, pour chaque métier, une seule “recette miracle” qui éviterait d'un claquement de doigts les plans sociaux aux quotidiens et la diffusion en boucle de “Secret Story” à TF1.

À Philippe Pujol, qui attendait l'arrivée massive des annonceurs papier sur le web pour voir s'équilibrer les bilans comptables de la PQR, j'ai répondu que le seul moyen de ne pas attendre jusqu'à l'extinction était de recentrer les modèles économiques non plus sur les anciens moyens de production (la rotative, l'émetteur hertzien), si massifs qu'ils exigeaient que toute l'activité du médias soit organisée autour d'eux, mais autour de la véritable utilité sociale des métiers d'information : la pertinence.

En matière de flux d'information, de reportage factuel, la pertinence est à rechercher dans le temps réel, c'est-à-dire en dehors des délais archaïques de la presse papier et de l'inertie tragi-comique des chaînes télé (pensez ici à Canal Plus, qui demande à ses journalistes de remplacer les tweets par des textos destinés à être lus à l'antenne). Elle peut aussi s'enrichir de la participation du public au travail de collecte des informations sur le terrain : Twitter n'est pas qu'un outil de diffusion, quel que soit votre nombre de followers.

S'agissant du travail d'analyse, la pertinence des anciens est battue en brèche par deux phénomènes intimement liés : la longue traine, c'est-à-dire la multiplication à l'infini des niches d'intérêt - l'opinion devient le théâtre d'une concurrence sans merci entre journalistes, personnalités publiques, blogueurs et même ménagères de moins de cinquante ans -, et l'économie du lien, qui empêche désormais de mener ses réflexions dans son coin sans non seulement lire ce qui s'écrit ailleurs, mais en plus y faire référence et s'en servir en toute loyauté.

De nombreux autres sujets ont été abordés au cours des deux heures et demie de débat. Je n'ai pas la prétention de les couvrir tous, surtout qu'une vidéo intégrale de l'événement est disponible en ligne.

Nous n'avons en tout cas pas répondu à la question-titre : “Twitter, prochain Pulitzer ?”. Mais était-ce le plus important ?

 
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